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auprès de l’objet de sa flamme sur terre ; cela donne envie de refaire le voyage de Dante dans l’autre monde...

L’ABBE DOM FELIPE. — Je ne le vous conseillerais pas, cher monsieur : vous risqueriez fort de ne pas dépasser le premier royaume, et notamment le cercle des blasphémateurs.

L’ACADEMICIEN. — Comment aussi méconnaître le sens en grande partie tout terrestre et charnel des reproches que Béatrice adresse à son amoureux d’autrefois au moment où elle le revoit au sommet du Purgatoire ? Dans ces deux admirables chants, le trentième et le trente-unième, que l’on nomme communément la confession de Dante, le poète a su avec un art merveilleux, et peut-être nulle part ailleurs surpassé, confondre sans cesse et entrelacer la réalité et l’image, la figure et le figuré, la vérité matérielle et le symbole, et en a formé un tissu chatoyant et changeant d’allégories et de faits positifs. Béatrice est sans doute la donna di virtù, « par qui l’espèce humaine pénètre au delà des choses sublunaires[1] ; » elle est la personnification de la connaissance divine et du suprême savoir ; mais elle ne laisse pas d’être aussi la Portinari, « l’ancienne flamme et l’ancien amour. » Si elle lui fait voir sa seconde beauté qui est cachée aux mortels,

La seconda bellezza che tu cele[2],

elle n’en rappelle pas moins que « nature ni art n’ont jamais produit un charme comparable au beau corps qui l’avait jadis renfermée, et qui aujourd’hui n’est plus qu’une poussière éparse. » Et elle poursuit, en faisant honte à son amoureux de n’avoir pas su élever ses regards vers elle « aux premiers aiguillons des choses mensongères, » d’avoir au contraire si souvent « ployé ses ailes pour attendre là-bas quelque flèche nouvelle d’une fillette. »

LE MARCHESE ARRIGO :

Mai non t’ appressentò natura ed arte
Piacer, quanto le belle membra in ch’ io
Rinchiusa fui, e che son terra sparte :

E se il sommo piacer si ti fallio
Per la mia morte, quai cosa mortale
Dovea poi trarre te nel suo disio ?

Ben ti dovevi, per lo primo strale
Delle cose fallaci, levar suso
Diretr’ a me, che non era più tale.

  1. Inferno, II, 76-77.
  2. Purgat., XXXI, 138.