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dont il fut le pilote. » L’entrevue ne tourna pas complètement à l’honneur de l’Ecosse, bien que Boswell eût déclaré, pour se concilier Johnson, que ce n’était pas sa faute s’il en venait. Boswell pourtant ne se découragea pas. Il se hasarda même quelques jours après à relancer le géant dans son antre. Cette fois l’entretien prit une meilleure tournure, et il ne se passa pas beaucoup. de temps avant que Boswell eût l’insigne honneur de boire, à la Mitre, une bouteille de vin de Porto avec Johnson, qui lui dit en le quittant : « Donnez-moi la main, j’ai pris du goût pour vous. »

Johnson ne savait guère à quoi l’engageait cet aveu. Il put bientôt s’apercevoir que, s’il avait rencontré dans Boswell le plus enthousiaste des admirateurs, il s’était attaché en même temps le plus minutieux des historiographes. Son amour-propre y trouvait son compte, quoique cette obsession perpétuelle le lassât quelquefois. On doit reconnaître que la curiosité du biographe prenait souvent des détours assez puérils. Quand il demandait, par exemple, à son ami ce qu’il aurait fait, enfermé seul dans un château avec un nouveau-né, Johnson répondait fort naturellement qu’il n’aurait pas été charmé de cette société et ne se montrait pas disposé à poursuivre la supposition ; mais le questionneur ne se tenait pas pour battu et finissait par extorquer au moraliste quelques maximes sur l’éducation. Il n’était pas toujours aussi heureux. Ainsi, et cette particularité semble l’avoir profondément intéressé, il ne put jamais parvenir à savoir ce que l’auteur de Rasselas faisait des écorces d’orange qu’il mettait soigneusement dans ses poches. Par bonheur, son talent d’inquisition ne dédaignait pas les sujets plus relevés. Aussi connaissons-nous par lui tous les préjugés et toutes les opinions de l’écrivain en matière de théologie, de politique, de morale et de littérature. Nous savons non-seulement que Johnson ne portait pas de bonnet de nuit, mais nous savons encore que tel jour il réfuta Berkeley en donnant un grand coup de pied sur une dalle, ce qui prouvait évidemment l’existence de la matière, et que le 10 octobre 1769 il trancha définitivement la question du libre arbitre en disant : « Monsieur, nous sentons que notre volonté est libre, et voilà qui suffit. » Nous connaissons les menus de ses dîners, mais nous apprenons aussi qu’un jour, à Oxford, il but « à la prochaine insurrection des nègres aux Indes occidentales. » Toutes les superstitions, toutes les contradictions de l’homme sont mises à nu devant nous par le scalpel de l’impitoyable biographe. Cette dissection aurait quelque chose de répugnant, si l’on ne savait que le patient s’y prêtait d’assez bonne grâce. Il n’ignorait pas que Boswell, rentré chez lui, couchait par écrit tous ses dits mémorables. Il n’avait pas été pris en traître, mais on ne peut s’empêcher de se demander s’il aurait toujours trouvé flatteuse la ressemblance du