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entier, car il en retenait un certain nombre de préjugés et l’esprit d’opposition. D’autres habitudes paraissent avoir été plus difficiles à déraciner chez lui. « J’espère, lui disait Beauclenk, que vous allez désormais vous réformer et vivre proprement comme un gentleman. » C’était beaucoup demander, et il ne semble pas que Johnson se soit jamais fort approché de l’idéal tracé par Chesterfield et par Richardson, Cependant la pension royale marque une ère nouvelle dans sa vie : la carrière de l’écrivain est à peu près finie, celle du dictateur littéraire commence.


III

La curiosité qui s’attache aux pas des hommes illustres n’est point, qu’on la blâme d’ailleurs ou qu’on l’approuve, née de notre temps. Le XVIIIe siècle l’a connue comme nous, et c’est grâce à elle que nous pouvons nous faire de la personne et des manières de Johnson une idée presque aussi exacte que si nous eussions été présentés au grand critique. Les témoignages des contemporains s’accordent tellement que pas un des traits de cette physionomie originale n’est resté obscur. Et comme l’homme était peut-être plus remarquable que l’écrivain, tous ces détails extérieurs aident à faire comprendre l’influence qu’il a exercée. L’apparence, il faut l’avouer, ne prévenait pas en sa faveur. Quand on était admis à son petit lever, faveur qu’il n’était pas difficile d’obtenir, on voyait arriver, vers midi, un corps énorme dont la marche offrait une vague ressemblance avec le mouvement d’un navire. Sur une tête massive était perchée une perruque trop courte, ordinairement brûlée par devant pour avoir été trop près de la chandelle. Les pieds étaient chaussés de vieux souliers faisant office de pantoufles, l’habit brun aux boutons de métal laissait entrevoir des manches de chemise pendantes, et les bas ne rejoignaient la culotte que d’une manière imparfaite. L’ensemble du costume prouvait que celui qui le portait disait vrai quand il prétendait ignorer « la passion du linge blanc. » Le maintien de Johnson répondait à la négligence de sa toilette. Suivant l’humeur du jour, il restait rêveur dans un coin, se balançait sur sa chaise, tambourinait avec ses doigts, faisait des grimaces et des contorsions, ou se mêlait brusquement à la conversation, en général pour démontrer qu’on n’avait dit que des sottises. Quand il riait, ses contemporains croyaient entendre un rhinocéros. Les accès de sa gaîté secouaient alors si violemment sa rude charpente qu’il était forcé de s’appuyer pour ne pas tomber. Avec cela irascible, ne souffrant aucune contradiction et se laissant dans la discussion emporter au delà de toutes les bornes. Il ne s’en croyait pas moins les qualités d’un