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tard. Plusieurs années auparavant, lorsque Johnson, alors inconnu, lui avait envoyé le plan de son dictionnaire, le grand seigneur n’avait rien répondu. L’écrivain devenu illustre, et qui aimait « les bons haïsseurs, » accueillit fort mal à son tour des avances trop intéressées pour mériter aucune reconnaissance, et il écrivit à l’arbitre de toutes les élégances une lettre dont Boswell nous a conservé les termes pleins d’une méprisante ironie. Lord Chesterfield mit la lettre dans sa poche, et si l’on en parla dans Londres, il ne fut pour rien dans l’indiscrétion. On a longtemps cru qu’il s’était vengé, d’une façon tout intime du reste, car sa correspondance n’était pas destinée à la publication, en représentant Johnson sous les traits d’un « respectable Hottentot qui jette ce qu’il mange partout excepté dans son gosier » et qui est assez absurde pour traiter de la même façon supérieurs, égaux et inférieurs. M. Birkbeck Hill a démontré récemment que cette supposition n’était pas fondée ; mais quoi que lord Chesterfield ait pu penser, le coup fatal n’en était pas moins porté par la rude main du lexicographe à la longue tradition qui mettait l’écrivain pauvre aux pieds du premier sot venu, pourvu qu’il eût un titre ou de l’argent.

La fierté de Johnson était d’autant plus méritoire qu’au moment où il relevait ainsi dans sa personne tous ses pareils si longtemps humiliés, sa plume ne lui assurait pas encore l’indépendance Si, pour parler comme Corneille, il s’était donné du mal

Afin qu’un peu de bien suivit beaucoup d’honneur,


il n’avait réussi qu’à moitié. L’académie de la Crusca lui avait envoyé son Vocabulaire, l’Académie française lui avait fait remettre son dictionnaire, mais ces honneurs, joints à la satisfaction plus réelle d’avoir, ainsi que le lui disait Garrick, battu quarante Français à lui tout seul, ne suffisaient pas à le faire vivre. Aussi le voit-on, après la publication de son grand ouvrage, employé à nombre de travaux différens. Il fait des analyses et des comptes rendus pour le Literary Magazine, il ressuscite le Rambler sous un nouveau titre, il compose des prospectus pour un journal et corrige même un volume de poésies pour un auteur qui se défiait de ses propres forces. Malgré tout, sa bourse se trouva plus d’une fois à sec, car un jour, sans le secours de Richardson qui lui prêta 6 livres, il allait être arrêté pour dettes, et trois ans plus tard, sa mère étant morte, il dut, pour payer les frais de l’enterrement, écrire un roman en toute hâte. Composé en sept jours ou plutôt en sept soirées, et sous l’influence d’une douleur profonde, Rasselas, on le comprend, a dû se ressentir des circonstances qui l’ont fait naître. Cependant, pour