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repolissait la tragédie commencée à Lichfield. Grâce à son ancien élève Garrick, il parvint à la faire représenter au théâtre de Drury-Lane. Quoique l’auteur eût mis pour la circonstance un gilet écarlate et un chapeau brodé d’or, la pièce n’obtint qu’un médiocre succès. Le parterre, criant « au meurtre, » ne voulut jamais permettre que l’héroïne fût étranglée sur la scène, et Irène n’eut que neuf représentations. Johnson prit sa mésaventure dramatique en galant homme. On lui demandait, car il se trouve toujours des gens pour faire ces questions-là, s’il se ressentait de son échec. « Pas plus que le Monument[1], » répondit-il. Il avait l’âme très ferme à l’égard de la critique et disait avec beaucoup de raison : « Un homme qui écrit un livre se croit plus sage ou plus spirituel que le reste des hommes ; il suppose qu’il est capable de les instruire ou de les amuser, et le public auquel il s’adresse doit après tout rester juge de ses prétentions. » C’était parler d’or. Le poète fit mieux encore : il conforma sa conduite à sa théorie et, se soumettant à l’arrêt des beaux esprits, renonça pour jamais au théâtre. Irène, à tout prendre, ne lui avait pas été inutile. Elle lui avait rapporté 300 livres environ et une disgrâce honorable qui avait mis son nom en lumière. Les plus mauvais jours étaient passés et la gloire n’était pas loin.


II

Le moment était favorable pour fonder une réputation. Le ciel littéraire était vide. Pope était mort dans sa gloire, Swift avait fini dans l’imbécillité, Fielding, épuisé par le travail et les excès, était allé chercher le grand repos dans le cimetière de Lisbonne, et parmi les vivans, ceux qui devaient être illustres un jour étaient encore ignorés, tandis que ceux qui l’étaient déjà vivaient dans la retraite. Le poète Gray limait ses vers dans son paisible appartement de Cambridge, Richardson ne sortait guère du cercle de vieilles demoiselles que l’admiration avait réunies autour de lui, Burke arrivait d’Irlande pour tenter la fortune à Londres où débarquait en même temps Goldsmith après avoir fait le tour de l’Europe, sa flûte sur le dos. La république des lettres justifiait vraiment son titre : personne n’y avait la première place. Le sceptre autrefois tenu tour à tour par Ben Jonson, par Dryden, et par l’auteur de la Dunciade, n’avait point trouvé depuis de mains capables de le relever. Si Johnson le prit à défaut d’un plus digne, ce ne fut pas sans peine. Il lui fallut d’abord se révéler comme écrivain moraliste. Le Rambler (le Rôdeur), qui parut deux fois par semaine, de 1750

  1. Célèbre colonne érigée en mémoire du grand incendie de 1666.