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dans son temple. Pour diriger vers ce temple les pas des nouveaux venus, une véritable carte de Tendre avait été dressée. Le temple de Thémire était situé dans une île de peu d’étendue, au milieu de la mer orageuse du Sentiment, près du vaste empire de l’Amour, et l’on n’y pouvait arriver que par le sentier escarpé de l’Estime sincère qui serpente au travers des précipices de l’orgueilleuse Prospérité et de la brillante Ambition. En plus des travaux qu’elle imposait à ses membres, l’Académie tenait des séances plénières. Tantôt on y délibérait sur le projet d’établir un droit des gens entre les femmes, « en considérant le cœur des hommes, ainsi que le Nouveau-Monde, comme une terre inculte et sauvage, » et on démontrait la nécessité de rédiger ce nouveau code « par les désordres que cause la non-existence du droit de propriété entre les femmes quant à leurs principaux biens qui sont les cœurs des hommes. » Tantôt on cherchait ensemble la réponse à quelques questions subtiles, dont il semble que, sous la présidence d’une jeune fille, la discussion seule devait être assez délicate : « Le mystère rend-il réellement par lui-même l’amour plus doux ? » « Peut-il y avoir une amitié du même genre entre un homme et une femme qu’entre deux hommes ou deux femmes ? » « Quel est le plaisir le plus délicat ? » Il est vrai qu’à cette question l’Académie de la Poudrière répondait à l’unanimité : « Celui de rendre parfaitement heureuse une personne très malheureuse, sans y être obligé par aucune raison ? »

Il me semble que ces documens, soigneusement classés depuis un siècle dans des cartons dont ils n’étaient pas sortis, nous font apercevoir une personne assez différente de celle que nous croyions connaître ; un peu pédante et bel esprit peut-être, mais vive, enjouée, séduisante, et, s’il faut tout dire, assez coquette. Je me ferais cependant scrupule de charger cette respectable mémoire d’une imputation aussi grave : un peu de coquetterie à vingt ans, si elle-même à cette époque n’avait souffert de bonne grâce qu’on lui adressât ce reproche. Un ami plus âgé qu’elle, qui s’était chargé du rôle toujours délicat de l’informer des critiques que sa conduite pouvait soulever, se croyait obligé de lui écrire : « Les hommes mêmes trouvent que vous affichez trop clairement l’envie de leur plaire. Ils sont bien persuadés, il est vrai, que toutes les femmes ont les mêmes prétentions ; mais ils aiment qu’on leur fasse perdre de vue cette vérité par des façons et des propos qui aient l’air de ne pas y toucher. » Elle-même avouait avec ingénuité « que la louange qui partait des hommes était celle qui la touchait le plus, » et malgré les dires de son austère censeur, il ne me semble pas que les hommes eussent beaucoup de peine à lui pardonner ce crime. Le nombre est grand, en effet, des pièces de vers français ou latins où ses attraits sont célébrés sous les noms variés de Sapho,