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entre l’industrie et l’agriculture, et l’on peut craindre que, par suite de la protection exagérée dont elle jouit, la première ne se soit trop développée aux dépens de la seconde. L’industrie offre des salaires qui paraissent plus élevés pour un travail moins pénible ; il n’est donc pas étonnant qu’elle attire les ouvriers des campagnes, qui ne s’aperçoivent pas qu’ils sont victimes d’une illusion ; parce que, s’ils sont plus payés, ils ont aussi plus de dépenses et sont exposés à1 des chômages que ne leur offre pas le travail des champs. L’intérêt du pays exige que l’équilibre se rétablisse et que la population rurale, qui a jusqu’ici fait la force de la France, ne continue pas à aller s’étioler au physique et au moral dans les ateliers des villes. Cependant l’émigration n’a pas été jusqu’ici aussi considérable qu’on l’a supposé, car cette population n’a pas diminué depuis vingt ans. La statistique agricole de 1862 porte le nombre des individus attachés à un titre quelconque à l’agriculture à 18,999,850 dont 7,282,850 hommes adultes, le reste se composant de femmes et d’enfans. Le recensement de 1872, s’appliquant à un territoire moins étendu, donne le chiffre de 18,513,325 ; enfin celui de 1876, le chiffre de 18,968,605, c’est-à-dire, à quelques milliers près, le même qu’en 1862.

Si le nombre des habitans des campagnes n’a pas diminué, à quoi faut-il attribuer la hausse des salaires agricoles ? D’abord à ce qu’un grand nombre d’ouvriers, autrefois employés aux champs, sont actuellement occupés à la construction des chemins de fer et aux autres travaux publics, ou sont momentanément distraits des campagnes par le service militaire ; ensuite, à ce que l’agriculture exige plus de main-d’œuvre que par le passé. À mesure que des progrès se sont réalisés, que les défrichemens se sont multipliés, la terre a réclamé de nouvelles façons et demandé plus de travail ; à contenance égale, la culture intensive a besoin de plus d’ouvriers que celle qui abandonne en quelque sorte à la nature le soin de faire pousser les récoltes. « Dans le département de l’Aude, dit M. Louis de Martin[1], le nombre des bras employés à l’agriculture va toujours croissant. Les indigènes n’y suffisent pas, et de nombreuses familles étrangères, surtout des Espagnols, se sont fixées dans nos communes depuis la plantation des vignobles. En outre, la multiplicité des œuvres va sans cesse croissant. Après nos trois soufrages, l’anthracnose qui nous menace oblige à faire des opérations supplémentaires avec de la chaux pure ou mêlée de soufre. Le prix de la main-d’œuvre depuis 1855 a plus que doublé, et une journée de tailleur de vigne, qui se payait de 1 franc à 1 fr. 25, se paie de 2 fr. à 2 fr. 50. On a même payé jusqu’à 4 francs

  1. Enquête sur la situation de l’agriculture.