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d’un rayon de sa gloire les rives encore obscures du lac de Genève. Il ne faudrait pas juger tout à fait de ces mœurs d’après les lettres enthousiastes que Voltaire écrivait de sa « petite cabine de Monrion » à d’Alembert et à Moncrif, alors que le souffle puissant de son génie avait en quelque sorte ranimé et soulevé de terre ce petit monde un peu endormi. On était accouru en foule aux représentations de son théâtre ; on avait pleuré à la mort de Zaïre ; on l’avait applaudi dans le rôle du bonhomme Lusignan, et il n’en demandait pas davantage pour proclamer ses deux cents spectateurs « d’aussi bons juges qu’il y en ait en Europe, » en déclarant que « son beau pays romand était devenu l’asile des arts, des plaisirs et du goût, et que César ne prévoyait pas, lorsqu’il vint ravager ce petit coin de terre, qu’on y aurait un jour plus d’esprit qu’à Rome. » Mais, malgré l’enthousiasme avec lequel il parlait, au début, de ses quinze croisées donnant sur le lac, il n’avait pas tardé à vendre sa maison et à retourner aux Délices pour y engager de plus près la bataille avec le Magnifique Conseil et le Vénérable Consistoire de Genève. Près d’un siècle plus tard, Sainte-Beuve portait sur ce même pays romand un jugement bien autrement juste et modéré dans une lettre qui a été pour la première fois publiée ici-même[1]. « Ce pays-ci est un pays bien à part. On n’y vit pas de la vie de la France ; on va peu à Paris et on ne s’en inquiète guère. C’est une vie en soi : la pente est tournée vers le lac. » Si, en 1837, on vivait en soi à Lausanne, et si la pente était tournée vers le lac, à plus forte raison en était-il de même en 1757, et l’on va voir qu’en dépit du brillant passage de Voltaire, l’horloge de ce petit monde avait continué à retarder singulièrement sur celle du siècle et sonnait quelquefois encore l’heure de l’hôtel de Rambouillet.

À l’époque dont nous parlons, Lausanne, déchue de ses antiques privilèges de ville impériale et réduite à neuf mille habitans, jouissait, sous la domination un peu rude, mais énergique et intelligente de Leurs Excellences de Berne, d’une tranquillité qu’aurait pu lui envier parfois sa voisine la libre Genève, déjà livrée à toutes les agitations de la querelle des natifs. Docile et résignée sous la domination d’un bailli qui lui était envoyé de Berne, la future capitale du pays de Vaud servait de refuge à la noblesse du pays, qui commençait à s’ennuyer dans ses châteaux, où elle était dépouillée de toute autorité et de tous privilèges. Les représentans de ces vieilles familles féodales dont les noms élégans et sonores semblent faits pour le roman, les Senarclens, les Loys, les Lavigny, les d’Hermenches, habitaient de préférence le quartier de Bourg. Leurs vieux hôtels y subsistent encore avec leur façade noirâtre et leurs

  1. Voir l’étude sur Sainte-Beuve dans la Revue du 15 janvier 1875.