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rien. Le voilà enferré dans une intrigue pitoyable. Murat veut être roi d’Espagne ; ils enjôlent le prince de la Paix, et veulent le gagner comme s’il avait quelque importance en Espagne. C’est une belle politique à l’empereur que d’arriver dans un pays avec la réputation d’une liaison intime entre lui et un ministre détesté. Je sais bien qu’il trompe ce ministre, et qu’il le rejettera loin de lui, quand il s’apercevra qu’il n’en a que faire ; mais il aurait pu s’épargner les frais de cette méprisable perfidie. L’empereur ne veut pas voir qu’il était appelé par sa destinée à être partout et toujours l’homme des nations, le fondateur des nouveautés utiles et possibles. Rendre la religion, la morale, l’ordre à la France, applaudir à la civilisation de l’Angleterre en contenant sa politique, fortifier ses frontières par la confédération du Rhin, faire de l’Italie un royaume indépendant de l’Autriche et de lui-même, tenir le tsar enfermé chez lui en créant cette barrière naturelle qu’offre la Pologne, voilà quels devaient être les desseins éternels de l’empereur, et ce à quoi chacun de mes traités le conduisait. Mais l’ambition, la colère, l’orgueil, et quelques imbéciles qu’il écoute, l’aveuglent souvent. Il me soupçonne dès que je lui parle modération, et s’il cesse de me croire, vous verrez quelque jour par quelles imprudentes sottises il se compromettra, lui et nous. Cependant j’y veillerai jusqu’à la fin ; je me suis attaché à cette création de son empire. Je voudrais qu’elle tînt comme mon dernier ouvrage, et tant que je verrai jour à quelque succès de mon plan, je n’y renoncerai point. »

La confiance que M. de Talleyrand commençait à prendre en moi me flattait beaucoup. Il put voir bientôt combien elle était fondée, et que, pair suite de mon goût et de mes habitudes, j’apporterais dans le commerce de notre amitié une sûreté complète. Je parvins de cette manière à lui procurer le plaisir de pouvoir s’épancher sans inquiétude, et cela quand sa volonté seule l’y portait ; car je ne provoquais jamais ses confidences, et je m’arrêtais là où il lui plaisait de s’arrêter. Comme il était doué d’un tact très fin, il démêla promptement ma réserve, et ce fut un nouveau lien entre nous. Souvent, quand ses affaires ou nos devoirs nous laissaient un peu de liberté, il venait dans ma chambre, où nous demeurions assez longtemps, tous trois. A mesure que M. de Talleyrand prenait plus d’amitié pour moi, je me sentais plus à l’aise avec lui ; je rentrais dans les formes ordinaires de mon caractère ; cette petite prévention dont j’ai parlé se dissipait, et je me livrais à un plaisir d’autant plus vif pour moi, qu’il se trouvait dans les murs d’un palais où la préoccupation, la peur et la médiocrité s’unissaient pour éteindre toute communication entre ceux qui l’habitaient.