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aurait pu sembler un peu vive. On en jugera par les suivans, qui ne sont pas les plus hardis :


Ces yeux, cette gorge, ces traits,
Ce teint qui pénètre mon âme,
En m’annonçant d’autres attraits,
Me charme, m’émeut et m’enflamme.
Mon cœur forma mille désirs ;
Mais votre éternelle morale,
Qui me fut toujours si fatale,
Empoisonne tous mes plaisirs.


Un autre jour il lui racontait (toujours en vers bien entendu) un songe où il l’avait vue apparaître et où l’éternelle morale qu’on lui opposait avait paru disposée à se laisser fléchir. Voici comment se termine cette pièce assez libre :


Je goûtois un sort plein de charmes ;
Rien ne traversoit mes désirs.
Heureux, sans crainte et sans alarmes,
Je m’enivrois dans les plaisirs.

Ne vous alarmez pas, Suzette,
Vous grondâtes, l’amour se tut.
Mon sommeil aima sa conquête,
Mon réveil, votre vertu.


Bien des années après, celle qui avait accueilli ces hommages sans déplaisir, ne laissait pas de ressentir quelque embarras en repassant ces souvenirs d’une époque de sa vie où elle devait avoir peine à se reconnaître, et elle justifiait ainsi à ses propres yeux, par une note écrite dans son journal, son ancienne indulgence. « Je n’avois guère alors le sentiment des bienséances, car ma simplicité m’empêchoit de les connaître, et j’avois d’ailleurs la tête tournée par les éloges. »

Il aurait fallu une tête plus solide que ne le sont en général les têtes des jeunes filles pour que la sienne ne fût pas, en effet, tournée par tant d’hommages. Loin de se préoccuper des inconvéniens que leur système d’éducation pouvait présenter, les parens de Suzanne Curchod semblent au contraire n’avoir cherché qu’à la produire sur un plus grand théâtre. Comme tout est en ce monde affaire de comparaison, ce théâtre fut celui de Lausanne. Si mes lecteurs, comme je le voudrais, n’ont pas dédaigné ce petit tableau de mœurs pastorales et vaudoises que nous a offert l’intérieur du presbytère de Crassier, ils trouveront également, je l’espère, quelque intérêt à la peinture de la vie littéraire et sociale de la ville de Lausanne, précisément à l’époque où Voltaire venait éclairer