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prier pour venir ainsi développer devant les fidèles de Crassier (qui ne soupçonnaient guère ce qui leur valait ce renfort de prédicateurs) quelque texte tiré de l’écriture sainte, et la fille du pasteur en titre du village ne dut pas avoir beaucoup de peine à obtenir la signature d’un petit papier par lequel Isaac Cardoini et G. Francillon, ministres du saint évangile, s’engageaient « vis-à-vis de très aimable demoiselle Suzanne Curchod à venir prêcher à Crassier, toutes les fois qu’elle l’exigerait ; sans se faire prier, solliciter, presser, conjurer, puisque celui de leurs plaisirs le plus doux était de l’obliger en toute occasion. » Comme Crassier est situé à deux lieues environ de la rive du lac et que le coche de Genève à Lausanne n’y passe point, M. Curchod récompensait le zèle de ses suppléans en leur prêtant son cheval Grison qui les reconduisait à Genève, et comme il fallait bien, d’autre part, renvoyer Grison et remercier de l’hospitalité qu’on avait reçue au presbytère, c’était entre la jeune fille et les jeunes ministres l’occasion d’une correspondance fréquente et enjouée à laquelle se mêlaient de la part des prédicateurs des galanteries parfois assez vives. J’ignore sur quel ton la jeune fille leur répondait ; mais son attitude n’échappait pas à toutes les censures, car un ami, plus franc peut-être que les autres, lui disait sans ménagement dans une lettre assez verte : « Vous avez beaucoup d’adorateurs, qui sous prétexte de prêcher pour M. votre père, viennent vous en conter. La saine raison ne dit-elle pas que, dès qu’ils ont prêché, vous devriez les chasser à coups de balai, ou vous tenir cachée ? »


Dois-je prendre un « balai » pour les mettre dehors ?


aurait pu répondre Suzanne Curchod à ce nouvel Alceste, et sans la comparer à Célimène, il ne semble pas qu’elle fût non plus d’humeur à ces expulsions brutales. Le plus déclaré de ces adorateurs qu’on lui reprochait n’était cependant pas un pasteur, mais un sorte de bel esprit du cru dont le vrai nom était Dariet Defoncene ; mais, probablement à cause de son âge, il signait toutes les épîtres en vers et en prose qu’il adressait à Suzanne Curchod du nom de Melchisédech, jusqu’au jour où, la jeune fille lui ayant fait observer que son inspiration était beaucoup plus païenne que biblique, il doubla son pseudonyme de celui d’Anacréon. Melchisédech-Anacréon accablait la Sapho moderne (c’était un des noms qu’il se plaisait à lui donner) de madrigaux dont quelques-uns valent bien ceux que nous verrons Marmontel rimer plus tard pour Mme Necker. Il allait jusqu’à se croire autorisé par son âge à lui adresser des vers dont même à toute autre que la fille d’un pasteur l’expression