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Batardo Curchodi était écuyer du duc de Savoie, et qu’en l’an 1536 le duc Charles avait écrit à Jean Curchodi une lettre semblable à celles qu’il adressait « aux gentilshommes qu’il affectionnait, » le sieur Chérin fut inflexible et lui répondit « que c’était avec une véritable peine qu’il en était réduit à lui annoncer que sa preuve n’était pas en état de servir de base à un arrêt du conseil. » Mme Necker en fut réduite à se consoler en serrant précieusement les papiers qu’elle avait rassemblés dans une cassette de bois, sur le couvercle de laquelle elle écrivit de sa propre main : « Titres de noblesse de la famille Curchodi. » Ils y dorment encore aujourd’hui.

Si, malgré l’inébranlable conviction de Mme Necker, la noblesse de sa famille paternelle demeure au moins douteuse, il n’en est pas de même de la noblesse de sa famille maternelle. Mme Curchod était une demoiselle d’Albert de Nasse, d’une bonne famille du Dauphiné. Ses parens, originaires de la petite ville de Montélimart, appartenaient à cette noblesse du Midi parmi laquelle la réforme avait recruté d’assez nombreux partisans, et ils furent obligés de quitter la France pour échapper aux persécutions auxquelles, sous le règne de Louis XV, les protestans n’avaient pas cessé d’être exposés. Ils se réfugièrent à Lausanne, où l’on conserva longtemps le souvenir de l’effet produit dans le cercle assez étroit de la bonne société par l’apparition de Mlle d’Albert. « J’étais à Lausanne, écrivait bien des années après à Mme Necker une vieille amie de sa mère, lorsque la belle demoiselle d’Albert y arriva. On ne parlait que de sa beauté et de son mérite qui l’avait engagée à renoncer au bien-être dont elle jouissait dans son pays, et avait ensuite préféré feu M. Curchod avec peu de bien et beaucoup de mérite à un autre parti fort opulent. » La fille du pasteur de Crassier aimait assez à rappeler cette aristocratique origine. Elle signait souvent ses lettres Curchod de Nasse, et pendant un séjour qu’elle fit à Paris avant son mariage, c’était sous le nom de Mlle d’Albert de Nasse qu’elle demandait à ses amis de lui adresser leurs lettres.

Si la ferme trempe du caractère et de solides principes religieux furent le double héritage transmis par la mère à la fille, cet héritage dut être encore cultivé par les soins de l’éducation paternelle. Suzanne Curchod reçut en effet l’éducation sévère et forte dont profitent encore aujourd’hui bon nombre de jeunes filles de la Suisse romande. Dans ces pays protestans, il est peu de familles appartenant aux classes aisées de la société qui ne comptent dans leur sein quelque ministre de l’évangile. Ce mélange habituel du clergé avec le monde, s’il abaisse un peu le niveau du ministère ecclésiastique, élève en revanche celui de la famille, et maintient dans les réunions nombreuses (au prix peut-être d’un peu d’aisance et de gaîté), un certain ton de décence qui dans les autres pays n’est pas toujours