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pour lever l’opinion de quelques juges auxquels cet homme-là se vante d’avoir fait changer d’opinion, se glorifiant d’avoir gagné ce point par ses livres, qu’on élargissait maintenant les sorcières, à pur et plein, appelant bourreaux les autres juges qui les font mourir, ce qui m’a fort étonné, car il faut bien que cette opinion soit d’un homme très méchant ou très ignorant. Or Jean Wier montre par ses livres qu’il n’est pas ignorant, même qu’il est médecin, et néanmoins il enseigne en ses livres mille sorcelleries damnables, jusqu’à mettre les mots, les invocations[1], les figures, les cercles, les charactères des plus grands sorciers qui furent oncques, pour faire mille méchancetés exécrables que je n’ai pu lire sans horreur, et, qui plus est, il a mis l’inventaire de la monarchie diabolique avec les noms et surnoms des soixante-douze princes, et de sept millions quatre cent cinq mille neuf cent vingt-six diables, sauf l’erreur du calcul. » En lisant ce dénombrement impie, le savant Bodin est pris d’une horreur profonde : « Ce sont, dit-il, abominations la mémoire desquelles me fait dresser le poil en la tête. » Et il ajoute, avec une profonde conviction, la conviction de l’homme effrayé : « Wier est coupable de la peine des sorciers, comme il est expressément porté par la loi que celui qui fait évader les sorciers, il doit souffrir la peine des sorciers. »

Vers la fin du XVIe siècle, un certain changement s’établit dans les mœurs judiciaires. Jusque-là, les inquisiteurs et les prêtres avaient jugé les sorcières ; désormais ils n’auront plus que le second rôle, et les juges civils tiendront la première place. Qu’on ne croie pas d’ailleurs que ce sera au bénéfice de la clémence ou de l’équité : non, les magistrats sont plus crédules et plus impitoyables que les tribunaux d’inquisition. Les livres français de Bodin, de Boguet, de Le Loyer, sont remplis de plus d’inepties que les livres latins des dominicains, des bénédictins et des jésuites. Del Rio confesse même que Bodin est trop crédule, qu’il admet sans preuve des faits fort douteux, comme par exemple le chevauchement au sabbat. Est-ce que l’âme des sorcières, quittant pendant la nuit le corps endormi, s’en va toute seule au sabbat ? Bodin tranche la question par l’affirmative, alors que, suivant Del Rio, le diable trompe bien souvent les sorcières, de sorte que le chevauchement est presque toujours un effet de l’imagination. En un autre endroit, Bodin prétend que, pour faire appliquer la question, il suffit d’un seul témoin à charge, contrairement aux opinions de

  1. Voici une de ces invocations que j’oserai reproduire, à mes risques et périls. Ioth Aglanabaroth el abiel ena thiel amasi sidomel gayes tolonia. Toutes les fois que Bodin a l’occasion de parler de formules semblables, il passe outre en tremblant, et dit : « certains mots qu’il n’est besoin d’écrire. »