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n’a-t-elle pas balayé de sa main brutale les fragiles obstacles que la douleur et les regrets avaient voulu élever sur son passage ! Et voici que des générations nouvelles s’épanouissent dans ces lieux, asiles de tant de tristesses, comme ces pâles roses qui croissent sur les ruines, et leur indifférence curieuse, vis-à-vis de ces souvenirs qui pour d’autres étaient des reliques, vient témoigner encore une fois de l’inévitable défaite du passé. C’est à ce passé vaincu que je voudrais venir en aide, en me servant des débris qu’il a laissés. Peut-être doit-on quelque chose à ceux qui vous ont précédés directement dans la vie, et j’aurai rempli ma tâche si je viens à bout de réveiller quelques sympathies en faveur d’une femme qui d’un siècle corrompu n’eut que les travers, et dont les vertus furent celles des nobles âmes.


I.

Le presbytère du petit village de Crassier (ou Crassy), situé sur la limite de la France et du pays de Vaud, fait face à la porte du temple protestant. C’est une maison toute simple, blanche, avec des contrevents verts ; un petit jardin avec de vieux arbres fruitiers la sépare à peine de la route, et rien ne la distingue des habitations environnantes. C’est dans ce presbytère que naquit Mme Necker, et elle fut portée à l’église du village le 2 juin 1737, pour y être baptisée sous le nom de Suzanne. Son père, Louis-Antoine Curchod, était depuis plusieurs années ministre du saint évangile à Crassier. Malgré la médiocrité de sa situation et la consonnance bourgeoise de son nom, il paraît certain que Louis-Antoine Curchod appartenait à une ancienne famille du pays de Vaud qui avait contracté autrefois des alliances avec la noblesse du pays, mais que des revers de fortune avaient réduite à une condition modeste. Cette famille Curchod ou Curchodi (dont les membres signaient quelquefois également de Curchod), s’était autrefois divisée en deux branches dont l’une avait continué d’habiter le pays de Vaud, tandis que l’autre avait suivi la fortune des ducs de Savoie. Mais lorsque Mme Necker voulut, quelques années après son mariage, donner un caractère d’authenticité à cette réputation d’honorable ancienneté dont jouissait sa famille, et lorsqu’elle sollicita en secret l’avis du sieur Chérin, « généalogiste du roy, » sur la validité des titres de noblesse qu’elle avait rassemblés à grand’peine, elle éprouva un léger déboire. Vainement elle produisit un certificat du châtelain d’Avanche, petit village du canton de Vaud, attestant « qu’il y avait autrefois, dans la vieille ville d’Avanche, brûlée par Attila, roi des Huns, l’an quatre cent cinquante, une famille qui s’appelait Curchodi ; » vainement elle s’efforça de prouver qu’en l’an 1300