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de lui attribuer la création existent dans les dictionnaires de Richelet, de Furetière, de Trévoux et dans la première édition de celui de l’Académie. C’était donc la langue de sa jeunesse que cet « homme immuable » avait conservée jusqu’à la fin de ses jours. Il ne lui déplaisait pas sous Louis XV de parler comme les contemporains de Descartes et de Voiture. Il y a pourtant quelques mots-dont il se sert volontiers et qui ne se rencontrent pas dans les dictionnaires de son temps : telle est cette expression de bombarder quelqu’un, pour dire l’élever à l’improviste à une situation imméritée : « Ils le bombardèrent précepteur, » et cette autre, en parlant du marquis et de la marquise de Mailly, qui voulaient laisser tous leurs biens à leur fils aîné : « ils avaient froqué un fils et une fille. » C’étaient des mots usités dans la conversation des honnêtes gens, et l’une des plus grandes originalités de Saint-Simon consiste à écrire très souvent comme on parlait autour de lui. Je viens de dire qu’il revenait volontiers vers la fin de sa vie au langage de sa jeunesse. Il retarde quelquefois beaucoup plus encore. Il emploie des mots qui étaient déjà vieux lorsqu’il était jeune, et ne se conservaient plus que dans quelques vocabulaires spéciaux, comme celui de la théologie. C’est de là que lui viennent entre autres impugner pour attaquer et embler pour voler[1]. Parmi tant de termes empruntés au siècle antérieur, je n’en vois guère qu’un que Saint-Simon tienne de son époque. Il dit du marquis de Chamlay que c’était « un bon citoyen ». Ce mot indique l’approche des temps nouveaux. On ne l’avait encore employé que pour désigner l’habitant ou le bourgeois d’une ville ; le XVIIIe siècle l’étend au pays tout entier, et l’on commence alors à dire d’un homme qu’il est citoyen pour faire entendre qu’il est bon patriote. C’était un grand éloge sous la plume de Saint-Simon, et, comme il était juste, on le lui a appliqué à lui-même : dans un mémoire qui fut publié à propos de sa succession, et dont M. Armand Baschet a reproduit quelques passages, on le louait « de cet esprit de citoyen, qui lui faisait rapporter au bien public ses études, ses recherches et jusqu’à ses liaisons. »

Il doit encore aux sociétés qu’il fréquentait ces images familières et hardies, ces locutions expressives, qui donnent tant d’éclat et de vie à son style. Elles abondent tellement chez lui que j’en pourrais citer un bon nombre, rien que dans les deux volumes que M. de Boislisle vient de publier. Toutes portent le cachet de leur origine : quand il dit d’une demoiselle pauvre « qu’elle n’avait pas de chausses ; » d’un personnage obligeant qui nourrissait les siens « qu’il mettait la nappe pour tous ; » ou d’un habile intrigant « qu’il

  1. On disait dans les commandemens de Dieu : L’avoir d’autrui tu n’embleras.