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vrai génie juridique est en même temps philanthropique. Déjà au moyen âge les communes de France avaient trouvé le véritable nom de l’association civile, amitié ; on disait l’amitié de Lille, l’amitié de Rouen, et qu’était la patrie française, sinon la grande amitié contenant en soi toutes les autres ? Depuis le XVIIIe siècle et la révolution, on a conçu une patrie plus grande encore, celle de tous les êtres raisonnables et libres, et les « droits de l’homme » entraînent l’amitié pour l’homme. Ne point séparer l’amour de la nation et l’amour de l’humanité, voilà l’instinct français. Aussi est-ce en France qu’on a rêvé, espéré, proclamé d’avance la paix universelle. Hegel reconnaît que la nation française, essentiellement sociable, polie, secourable, prompte à s’émouvoir des maux d’autrui, est plus « philanthrope » que l’Allemagne. Quant à l’Angleterre, elle s’est souvent étonnée de notre enthousiasme pour les affaires du genre humain ; elle demeure persuadée, pour son propre compte, qu’il lui suffit de donner l’exemple d’une bonne administration domestiqué : que les autres fassent comme elle, et le genre humain aura l’existence la plus confortable. La France croit au contraire que l’humanité, pour être efficacement servie, a besoin avant tout d’être aimée. Elle préfère dans la parabole biblique le rôle de Marie à celui de Marthe.

Quelques-uns nous ont fait un reproche de cette large philanthropie, dont nos ennemis même ont su tirer profit, tandis que d’autres répétaient à notre honneur le mot bien connu d’un Américain : Chaque homme a deux patries, la sienne et la France. Il y a ici pour chaque nation un double écueil à éviter : un patriotisme égoïste et un cosmopolitisme vague. De même que la vraie fraternité, pour être universelle, n’exclut nullement, mais suppose au contraire la distinction des individus et le développement des personnalités, de même elle n’exclut en aucune manière, au sein de l’humanité, la distinction de ces vastes individualités collectives qu’on nomme des nations, et dont chacune doit garder son caractère propre, ses aptitudes spéciales, son rôle dans l’histoire, son influence personnelle sur le progrès général.


IV

Bien loin que la justice tende à s’absorber dans la fraternité, comme le croient tout ensemble les sectes chrétiennes, les sectes socialistes et, dans une certaine mesure, les sectes positivistes, c’est au contraire la fraternité qui, au sein des sociétés modernes, doit tendre et tend réellement à s’absorber dans une forme importante de la justice dont les « sociologistes » ont, selon nous, le tort de ne pas faire mention.