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opprimés, c’est se décharger d’un devoir viril et certain au profit d’une simple croyance et d’une croyance surnaturelle.

Les sectes de réformateurs modernes qui parlent encore d’absorber le droit et la justice dans l’amour, ou qui veulent organiser par voie légale la fraternité universelle s’inspirent sans le savoir d’un esprit oriental et féodal. Cette fraternité autoritaire va contre elle-même. On légifère, on contraint, on tyrannise même l’individu au nom de l’humanité ; on prétend mettre la violence au service de l’amour. Fausse fraternité que celle qui s’impose ou est imposée, qui est violente ou violentée ; c’est là encore la fraternité du moyen âge et non celle de l’avenir. Le principe de la charité considéré exclusivement a pour conséquence, dans l’ordre social, une sorte de communisme qui ne laisse plus de place à un individualisme légitime. C’est que l’idée de la fraternité correspond à l’un des deux aspects de la société, celui de l’organisme social, tandis que l’idée du droit correspond à l’autre aspect, celui du contrat social. La fraternité a pour formule : Dévoue-toi au bien de l’ensemble, fais de toi-même un moyen en vue du tout, un organe au service du grand organisme. Cette subordination de l’individu à la communauté est assurément chose nécessaire, et une société où la fraternité n’existerait à aucun degré ne pourrait pas plus vivre qu’un corps où n’existerait plus la coopération des organes. Mais, si vous poussez trop loin l’assimilation de la société humaine aux organismes inférieurs, si vous voulez que l’individu soit aussi esclave du bien public qu’une cellule est esclave du corps vivant auquel elle appartient, vous aboutissez à l’absorption de l’individu dans la communauté et par cela même au despotisme. Il ne faut donc pas oublier que l’organisme social a pour caractère propre d’être en même temps un contrat social ; il constitue ce que nous avons appelé un organisme contractuel. Tout au moins est-ce l’intérêt de l’organisme social que de devenir contractuel[1]. Or, qui dit contrat dit association libre d’individus libres, par conséquent régime de droit et non pas seulement de fraternité, individualisme et non pas seulement communisme. Le lien social résulte en ce cas de la volonté même des individus, qu’il présuppose ; de même, le lien de fraternité résulte de la justice et du droit, qui en sont les conditions préalables. Je vais plus loin ; même au point de vue de l’organisme social, un certain attachement de l’individu à soi-même est nécessaire pour la conservation de l’ensemble : il faut, dans un corps vivant, que chaque partie ait son intérêt propre et le sauvegarde, en même temps qu’elle concourt à l’intérêt commun. C’est ce que les philosophes anglais n’ont pas manqué de reconnaître : l’école de Bentham a montré que le dévoûment

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1879.