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charité humaine, comme la charité divine, finit par laisser en dehors de soi les réprouvés. Dès cette vie, elle anticipe sur la damnation future par la haine plus ou moins déguisée à l’égard des infidèles ou des incrédules, et cette haine aboutit, dès qu’elle le peut, à l’intolérance ouverte ou à la persécution. « Celui qui a, il lui sera donné, et il abondera ; et celui qui n’a pas, cela même qu’il a lui sera enlevé. »

Un chrétien philosophe, auteur d’un livre profond sur la Philosophie de la liberté et qui a publié récemment encore des Discours laïques sur les principales questions de la philosophie morale, M. Charles Secrétan, a essayé de démontrer l’unité de l’humanité par la loi morale de la charité. Au lieu de dire avec le christianisme traditionnel : « L’humanité est une, donc nous devons nous aimer, » il renverse les termes et dit : « Nous devons nous aimer, donc l’humanité est une. » Quoique cette méthode soit supérieure à l’ancienne, elle ne nous paraît pas au fond plus rigoureuse. M. Secrétan nous semble confondre ce qui doit être avec ce qui est, notre fin idéale avec notre origine réelle. Les hommes doivent s’entr’aimer, dit-il, ils trouvent en eux cette loi ; or, la réciprocité sincère d’un tel amour conduirait l’espèce à l’unité sous la forme la plus positive, la plus énergique qu’on puisse concevoir : l’unité comprise, l’unité sentie, l’unité voulue, l’unité réalisée par la liberté. « L’unité dans ce sens est notre fin, et la loi morale pourrait s’écrire en ces termes : Travaille à procurer l’unité libre de l’humanité. Donc l’humanité ne forme qu’un seul être. » On conviendra que la conclusion est un peu rapide. Le moyen terme intercalé par M. Secrétan est cette formule de la loi morale, analogue à celle des stoïciens : « Réalise ta nature, agis conformément à ton essence, deviens en fait ce que tu es en idée. » Rien de plus vrai que cette formule ; mais M. Secrétan conclut de l’analogie d’essence morale (qu’il ne faut pas elle-même confondre avec l’analogie de nature physique) à l’identité d’origine entre les hommes. « Si des êtres différens d’origine, dit-il, avaient reçu pour loi de s’aimer, ils auraient reçu la loi de se rendre un, ils auraient reçu la loi de se développer contrairement à leur essence, il leur faudrait devenir ce qu’ils ne sont pas ; la loi, l’origine et la destinée, le commencement, le milieu et la fin ne s’accorderaient pas. » Sans doute la loi de notre volonté ne saurait contredire l’essence de notre volonté même ; si nous devons être un, c’est que nous pouvons vouloir cette unité et la réaliser ; mais de là à conclure que notre origine est une comme notre essence, il y a loin. En outre, ce mot d’origine est vague. S’agit-il de l’origine historique et physiologique de l’humanité, de son unité dans Adam ? Il le semble, puisque M. Secrétan dit à ses adversaires : « Fraternité ! la langue elle-même témoigne ici contre