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instinctive, inconsciente d’acoustique et d’optique que nous faisons dans notre langage ordinaire en parlant, par exemple, du ton d’une peinture et de la gamme des couleurs, cette association nous est insinuée ici par la poésie la plus réfléchie et la plus subtile... Interrogez, messieurs, vos propres souvenirs, et vous trouverez peut-être que des trois grandes parties de la divine trilogie, l’Enfer vous a surtout laissé une impression plastique, le Purgatoire une impression pittoresque, le Paradis une impression musicale...

En poursuivant ainsi l’étude comparée des deux maîtres, vous ne manquerez pas également de constater l’absence complète, dans l’art de Michel-Ange, de cet élément symbolique qui anime, pénètre de toute part l’inspiration dantesque, et en constitue aussi bien la force que la faiblesse. Dans la lettre dédicatoire au Cangrande délia Scala, Alighieri lui-même appelle son poème polysensus : tout en effet, dans cette trilogie, a un sens allégorique et mystique, depuis la géométrie sacrée d’après laquelle y sont construits les trois royaumes, chacun avec ses neuf divisions, jusqu’aux trois visages de Lucifer, contre-partie satanique de la sainte Trinité. N’arrive-t-il pas même au poète d’appliquer jusqu’à Béatrice la combinaison anagogique de ces nombres neuf et trois ? Dans l’Enfer, que le croissant seul éclaire de ses pâles lueurs, il n’est jamais fait mention de Dieu, du Sauveur ni de la sainte Vierge autrement que par périphrases ; ces saints noms n’apparaissent qu’avec le soleil à partir du Purgatoire ; et toutes les fois que le mot CHRISTO se trouve former la fin d’un vers il ne rime plus qu’avec lui-même dans la terzine qui suit[1]. Je ne fais qu’indiquer ici ce symbolisme constant, universel, et dont je suis loin, du reste, de vouloir nier le caractère bien souvent recherché et spécieux, voire hétéroclite et antipoétique. Il a été dit quelque part[2] et très judicieusement, que la philosophie, la poésie et l’architecture du moyen âge étaient malades du même mal, la subtilité ; j’ajouterais toutefois que par l’ensemble vaste, conséquent et continu avec lequel elles se présentent à nos yeux dans des œuvres telles que la Somme, la cathédrale de Cologne ou la Divine Comédie, ces subtilités ne laissent pas de produire un effet magistral et imposant. Les disjecta membra d’un monument grec, ses colonnes, ses chapiteaux, ses métopes, ses triglyphes sont chacun tout autant d’œuvres d’art achevées et complètes ; tandis que les détails, les ornemens, les accessoires de notre architecture gothique nous choquent, — comme bien des terzines dantesques, — par un dessin anguleux, compliqué, bizarre et fantasque ; mais ces détails n’en finissent pas moins par s’harmoniser

  1. Parad., XII, 71-73 ; XIV, 104-106 ; XIX, 104-106 ; XXXII, 83-85.
  2. Voyez la remarquable étude de M. Renan sur l’Art du moyen âge, dans la Revue du 1er juillet 1862.