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aussi pour les nombres mystiques, avec cette sorte de géométrie sacrée qu’affectionnaient également tant les architectes gothiques. Son monde invisible comprend trois royaumes ; chacun de ces trois royaumes a trois divisions et trois fois trois cercles ; le poème lui-même est composé tout entier en terzines et embrasse trois grandes parties dont chacune correspond à un des trois royaumes et s’épanouit en trente-trois chants, — car le premier chant de l’Enfer n’est que l’introduction générale à toute l’épopée. Si j’insiste sur cette symétrie réfléchie et voulue, puérile parfois dans ses détails, j’en conviens (notons, par exemple, que le dernier chant de chaque partie se termine invariablement par le mot de Stella), mais d’un effet grandiose dans son ensemble, c’est pour faire observer que le poète a, dès le début, pris les mesures exactes et calculé les proportions de son œuvre inspirée :

E come quei che adopera ed estima
Che sempre par che inanzi si provveggia[1].


Qui sait d’ailleurs si ce n’est point cette ordonnance préconçue, cette rigoureuse géométrie de l’infini, qui seule permit à Dante d’élever son édifice de la base jusqu’au faîte, et de le couronner de sa rose flamboyante ? Le moyen âge n’a pu mener à bonne fin presque aucune de ses vastes entreprises : le saint-empire pas plus que la croisade, la cathédrale de Cologne pas plus que la Somme de saint Thomas ; la Divine Comédie est un des rares et grands monumens qu’il nous ait laissés entièrement terminés. Je ne connais dans l’histoire des génies rien de comparable à Dante pour l’assurance magistrale, pour la résolution tranquille dans un labeur poétique qui a occupé toute une vie et embrassé le ciel et la terre. Il marche d’un pas égal et ferme, du commencement jusqu’à la fin de son pèlerinage fantastique ; il s’élève de strophe en strophe, et de cercle en cercle sans jamais hésiter dans son expression, sans jamais douter de son art. Une fois seulement il avoue que la puissance a manqué à l’imagination fière et confiante :

All’ alta fantasia qui mancò possa[2] :


mais cet aveu, il ne le fait que dans la dernière terzine de son dernier chant, et mis en présence de la sainte Trinité ! En sommes-nous à compter des aveux semblables, dans l’œuvre, dans les fragmens de Buonarotti ?..

Et comment aussi ne pas rappeler à l’occasion que Michel-Ange ne prend jamais pour sujet que la figure humaine, dans le sens le plus strictement plastique, et qu’il reste toujours sculpteur,

  1. Inféra., XXIV, 24-25.
  2. Parad., XXXIII, 142.