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LE MARCHESE :

In forma dunque di candida rosa
Mi si mostrava la milizia santa,
Che nel suo sangue Christo fece sposa[1].

LE COMMANDEUR. — Profondément respectueux envers la tradition chrétienne, Dante ne le fut pas moins pour la tradition classique, telle, à la vérité, qu’on la connaissait et qu’on la comprenait à son époque. Les marbres sublimes qui devaient plus tard former l’ornement du Belvédère étaient encore alors enfouis dans le sol, et les Grecs de Byzance n’avaient pas encore porté en Italie, dans leur fuite devant les conquérans turcs, les glorieux monumens de leur littérature. L’auteur de la Divine Comédie n’avait que des notions très confuses sur l’Iliade et l’Odyssée, bien qu’il appelle Homère le « poète souverain ; » mais il connaissait Virgile, il avait pour lui, comme tout le moyen âge du reste, une adoration mystique, presque religieuse. Il lui devait, disait-il, « ce beau style qui lui a fait tant d’honneur ; » il lui devait plus sûrement tout son enthousiasme, et presque toute sa science de l’antiquité. Sans doute cette science n’est pas toujours de bon aloi, et l’enthousiasme manque parfois de discernement : j’avoue, par exemple, que je n’ai jamais pu me réconcilier avec la singulière idée qu’a eue Dante déplacer Caton d’Utique dans le Purgatoire, et de lui donner même là les hautes fonctions de surveillant et de wkipper in des âmes repentantes. Mais, en revanche, avec quelle grandeur, avec quelle énergie incomparables a-t-il su dessiner les figures d’un Minos, d’un Charon, d’un Pluton, quel beau et original usage a-t-il fait du fleuve symbolique de Léthé ! Macaulay a très finement observé[2] que Dante est le seul poète moderne chez lequel les réminiscences de la mythologie grecque ne font pas l’effet d’être puériles ou pédantesques. L’emploi dans le « poème sacré » de ces noms classiques suggère au contraire à l’esprit la vague et saisissante idée de quelque mystérieuse révélation antérieure à toute histoire, et dont les débris épars se trouveraient déposés parmi les superstitions et les impostures des religions anciennes. « La mythologie chez Dante, dit l’éminent critique anglais, semble coulée dans le moule plus sévère et plus colossal des premiers âges ; on y sent plutôt le souffle d’un Homère et d’un Eschyle que celui d’Ovide et de Claudien. » Il est sûr dans tous les cas qu’aucune œuvre du moyen âge n’a fait à l’antiquité une part aussi large et aussi significative que la Divine Comédie. Alighieri a inauguré cette union du monde classique et du monde chrétien qui devait être la grande pensée de la renaissance,

  1. Parad., XXXI, 1-3.
  2. Criticisms on the principal Italian writers (Miscellaneous Writings).