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en effet de saint Patrice ou de saint Brandan, tel fabliau de Rutebeuf ou de Hourlan, contient déjà les premiers rudimens des récits gravés depuis dans les terzines en traits de feu ; vous y trouvez déjà des lacs de poix bouillante, des puits des géans et des tempêtes éternelles dans la sombre Géhenne ; on vous y parle également du mont du Purgatoire et de la musique des sphères comme de la splendeur des planètes dans le séjour des bienheureux. Vous vous rappelez tous, messieurs, les origines que le poète assigne au double royaume où toute âme humaine vient expier ses péchés ou s’en purifier ? Le jour, dit-il, où le premier et le plus beau des anges se révolta contre Dieu et fut précipité du ciel, la terre recula d’horreur et s’effondra sous les pieds de Lucifer déchu ; à la suite de cet effondrement se creusa le cratère de l’enfer, et surgit du côté opposé la montagne du Purgatoire. Tombé au fond de cet entonnoir, Satan s’y débat dans des tortures éternelles ; ses ailes d’ange, qui ont pris la forme des membranes hideuses d’une chauve-souris, s’agitent constamment et ne produisent qu’un froid aquilon qui fait de cette partie de l’abîme une région de glace ; plus l’esprit des ténèbres s’agite et plus il accumule les amas de givre autour de lui et des autres damnés de la Caïna... Quelle conception et quel tableau ! Et pourtant il n’y a pas un seul trait de ce tableau qui ne soit une réminiscence ou un reflet des traditions des âges précédens ; il est vrai qu’il a fallu le génie d’un Alighieri pour réunir tant de traits épars en cette seule image d’une puissance incomparable ! Là même où Dante s’écarte des données reçues et cherche des voies nouvelles, il n’abandonne jamais complètement le terrain commun des croyances et des imaginations de l’époque. Il ne suivit pas, par exemple, la pensée populaire qui plaçait alors dans le ciel des jardins toujours florissans ou des palais aux colonnes d’or et aux murs de diamant, avec des encensoirs d’argent et des harpes d’ivoire ; il aima mieux se souvenir de ces cathédrales gothiques qui à cette époque s’épanouissaient sur le sol chrétien, de ces temples avec des portails où s’étalait souvent la représentation du jugement dernier, avec les vitraux de la nef faisant rayonner les martyrs et les vierges, avec la grande rose flamboyante au milieu, où l’on voyait ordinairement les neuf chœurs des anges autour de la majesté de Dieu. Cette architecture symbolique ne semblait-elle pas parler elle aussi, et dans son langage de pierre, du triple royaume dont la mort ouvre la porte ? Aussi est-ce à cette architecture que le poète a emprunté la pensée de décrire la plus haute région du ciel sous la forme d’une grande rose blanche, dont les feuilles sont les sièges des élus...