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et aux cœurs avec ses figures grandioses, si puissantes, si éternellement jeunes ; maîtres et disciples sont à genoux devant l’unique tableau au-dessus de l’autel et y cherchent des modèles pour des atti et des académies, des inspirations pour des peintures confuses, violentes et lugubres… Parmi les antinomies, parmi les inversions si nombreuses dans la destinée de Michel-Ange, ce n’est pas là, à coup sûr, une des moins remarquables, ni des moins tragiques, que cette fortune diverse de ses deux fresques immortelles.

LE PRINCE SILVIO. — Il est téméraire, je le sens, de soulever des objections contre un discours si plein de faits et d’autorité ; mais en suivant la dernière partie surtout de votre thèse, monsieur le commandeur, je n’ai pu m’empêcher de me demander si vous ne rendez pas, par hasard, Michel-Ange responsable d’une grande évolution aussi irrésistible qu’universelle, et si vous ne mettez pas à la charge d’un seul génie, fût-il celui de Buonarotti, ce qui, à bien le regarder, a été le génie même du temps, et la fatalité inexorable de l’histoire.

Oui, vous avez raison, cher maître, la courte époque, qui va de Léonard jusqu’à la mort de Raphaël a été une des plus radieuses de l’humanité, et j’ajouterai que ce merveilleux épanouissement ne s’est point borné aux arts ; il a éclaté avec la même force et avec la même splendeur dans la poésie de l’Arioste, dans la politique de Machiavel, dans l’érudition d’un Mirandole et d’un Politien, dans les rêves des cabbalistes et des platoniciens, dans toutes les manifestations de la vie en un mot. Le beau préoccupait presque exclusivement, animait et entraînait les esprits les plus larges et les plus élevés ; il était devenu le but, la grande affaire et l’excuse en toute chose, et c’est de ce temps, si je ne me trompe, que l’art, l’ingéniosité, l’adresse, prirent chez nous si généralement le nom de virtù ; cette virtù qui, selon le mot terrible de l’auteur des Discorsi, s’allie parfaitement avec la scelleratezza[1]… Il y eut alors en Italie un enthousiasme sincère, un culte naïf de la beauté, comme il y eut en France, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une foi candide, généreuse, étourdie dans le bien, dans les lumières, dans la perfectibilité infinie de notre race. Ces deux époques de la virtù et de la philosophie se ressemblent à plus d’un égard, et si un aussi fin connaisseur de la vie et de ses jouissances que M. de Talleyrand signalait les dernières années du règne de Louis XV, et les premières de celui de Louis XVI, comme la période la plus douce et la plus agréable de sa longue existence, plus d’un parmi nous, et notre marchese Arrigo le premier, je le pense, ne demanderait peut-être pas mieux que de vivre

  1. Machiavel, Discorsi, I, 10.