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Ch’ a me fusse più presso
O più di me, che mi possa esser io
O dio ! o dio ! o dio !

LE COMMANDEUR. — Ah ! marchese, que ne pouvez-vous, avec le même accent pénétrant, nous réciter également telle fresque ou telle sculpture de Buonarotti ! Là aussi nous saisirions alors, et bien au vif, de ces aheurtemens constans de la pensée à une forme et à une matière récalcitrantes, de ces chocs violens d’un sentiment grandiose contre une expression inégale, et à côté des notes puissantes et pleines d’une « fière ardeur, » nous entendrions des cris d’angoisse et de défaillance, et cet étonnement douloureux : « Comment se peut-il que je ne sois plus moi-même ?.. » Une femme d’une beauté resplendissante et idéale, vêtue de blanc et de bleu, qui sont les couleurs du ciel, trônant sur des nuages argentés, les ailes grandes et larges majestueusement déployées, le front pur couronné d’un laurier verdoyant, le regard serein et limpide plongé dans des horizons lointains, et à côté deux chérubins proclamant sa divine inspiration, — numine afflatur, — c’est ainsi que Raphaël a peint le génie de la poésie et des arts au-dessus de son Parnasse. Rappelez-vous maintenant ces figures allégoriques qui devaient orner le tombeau du pape Jules, et dont les deux les plus achevées font la splendeur du Louvre, tandis que les quatre autres plus ou moins ébauchées croupissent indignement dans la grotte de notre jardin Boboli ; contemplez ces athlètes inquiets, tourmentés, qui les uns déjà affaissés et épuisés, les autres encore bouillans et se débattant, se tordent tous dans leurs liens et semblent interroger le ciel d’un regard de reproche. Les livres et les catalogues vous nommeront diversement ces statues merveilleuses ; ils les appelleront des lutteurs, ou des esclaves, ou des captifs ; mais si vous interrogez Michel-Ange et son confident Condivi, ils vous apprendront qu’elles étaient destinées à représenter «les Arts libéraux, la Peinture, la Sculpture, l’Architecture, etc., chacune avec ses attributs et toutes prisonnières de la Mort avec le pape Jules... » Que cette idée de figurer les arts en Titans révoltés et écrasés par le destin est extraordinaire et bizarre, et qu’elle ne se serait jamais certes présentée à l’esprit d’un Phidias ou d’un Praxitèle, d’un Raphaël ou d’un Mantegna, mais qu’une pareille conception est typique, par contre, pour un Michel-Ange, pour son génie et son œuvre !

Aussi ne vous étonnez point que cette œuvre vous soit parvenue mutilée et tronquée, par pièces et morceaux, ou plutôt qu’elle n’ait jamais existé qu’à l’état de débris et de disjecta membra. Une vie longue et laborieuse entre toutes, — vous savez que Michel-Ange est mort à quatre-vingt-neuf ans, et qu’il a travaillé jusqu’à son