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un campanile pour l’église de Saint-Laurent : « Le son sortant par la bouche, il semblerait que le géant criât miséricorde, surtout les jours de fêtes, quand on met en branle les plus grosses cloches. » Oh ! qu’il serait beaucoup plus juste d’appliquer à Buonarotti le molium avidus dont les contemporains avaient gratifié son protecteur, le pape Jules II, alors surtout qu’on entendrait le mot dans son double sens latin, dans le sens des grandes masses aussi bien que des grands tourmens...

Jamais en effet inspiration d’artiste n’a porté à ce point, comme chez Michel-Ange, le cachet d’un tourment ineffable, d’une tension extrême ; d’une lutte ardue et douloureuse. La dure sentence In dolore paries a pesé d’un poids écrasant sur cet homme grand entre tous, et qui, lui aussi, avait quitté un Eden, cette région de grâce, de naïveté et de contentement ingénu qu’habitèrent les maîtres anciens. Une âme toujours en ébullition et débordant le vase du corps ; « une fonte incandescente roulant ses flots enflammés et, pour devenir statue, n’aspirant qu’à faire voler en éclats le moule qui l’embrasse d’une étreinte passionnée et convulsive ; » telle est l’image que laisse dans notre esprit l’œuvre de Buonarotti, et cette image, je l’emprunte à Buonarotti lui-même, à un de ses sonnets. Bien d’ailleurs de plus propre à nous initier au travail de Buonarotti, peintre, sculpteur et architecte, que ses sonnets au sentiment parfois si profond, et au rendu toujours si laborieux et si dur. Le procédé de la poésie étant plus familier et pour ainsi dire plus à nu que celui des arts plastiques, c’est l’étude préalable de ses sonnets que je recommanderais volontiers à tout profane qui désirerait surprendre les secrets de laboratoire de ce maître immortel. Que dans ces vers la pensée a de peine à se faire jour, et qu’elle « redouble de coups de marteau pour arracher à la pierre la beauté qu’elle recèle ! » Tantôt elle entasse les comparaisons et accumule les rimes dans le désir de se faire comprendre, et tantôt elle rejette tout apprêt et toute parure pour reluire aux yeux et pour s’effrayer aussitôt de sa pauvre nudité. Ce ne sont partout que des hachures violentes d’interjections et d’interrogations, des empâtemens saccadés de paroles et de sons. Telle strophe est pleine « d’une fière ardeur » et célèbre avec orgueil la majesté du génie qui dans un seul marbre peut renfermer tout un monde de sublimes pensées ; et telle autre n’est plus qu’un sanglot inarticulé, un appel à Dieu, un cri d’impuissance et de misère : « Comment se peut-il que je ne sois plus moi-même ? »

LE MARCHESE ARRIGO :

Come puè esser, ch’io non sia più mio ?
O diu ! o dio ! o dio !
Chi ni toise a me stesso