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de l’art ; chez les anciens comme chez les modernes, vous chercheriez en vain l’exemple d’un essai d’innovation aussi personnel, aussi grandiose, et j’ajouterai aussi téméraire.

Que cet essai ait été et soit demeuré un des plus glorieux titres de l’humaine énergie et qu’il nous ait légué des monumens qu’on ne se lassera pas d’admirer de siècle en siècle, c’est là une vérité qui n’a point besoin d’être affirmée ici. Tout extraordinaire d’ailleurs, tout arbitraire même que fût l’essai, il ne laissa pas d’avoir son côté légitime et d’exercer d’abord une influence bienfaisante dans les vastes sphères de l’imagination. Qui sait en effet si, sans la forte secousse que vint lui imprimer le génie de Michel-Ange, l’art du XVIe siècle ne se fût bien vite alangui et étiolé sous les tièdes et suaves effluves de la renaissance, et comment ne pas reconnaître par exemple la vigoureuse impulsion que reçut l’âme tendre de Raphaël des peintures de la Sixtine ? Rien qu’en passant au Vatican de la Stanza della Segnatura à celle d’Héliodore, on s’aperçoit aussitôt que les horizons de la puissance créatrice ont été reculés, que le champ visuel du goût a été élargi, à la suite de la révolution tentée par Buonarotti. Il n’en est pas moins vrai pourtant que cette révolution, comme mainte autre, apportait avec elle un principe dangereux et des germes morbides ; qu’elle ne devait réaliser que très peu de ses promesses, et bien plus détruire que fonder. Car ce n’est pas impunément que l’esprit humain s’avise de rompre avec les institutions et les traditions du passé et prétend refaire l’œuvre du temps et de Dieu : dans le domaine de l’art par exemple, le seul qui nous intéresse ici, que la recherche arbitraire du nouveau aboutit vite au bizarre et que la préoccupation de l’extraordinaire mène fatalement au monstrueux ! L’entreprise de Michel-Ange n’a point échappé non plus à cette loi implacable, à ce que les anciens, avec leur profond sentiment de la mesure, appelaient la vengeance des dieux : le bizarre et le monstrueux, ce sont même là les deux traits caractéristiques qui, dans son œuvre, frappent dès l’abord tout contemplateur candide, et ce n’est qu’à force de réflexion, d’étude et d’habitude que nous parvenons à nous en accommoder, à nous en éprendre même au besoin, et à nous en faire une source trouble de jouissances nouvelles. Il y a telle conception de Buonarotti, tel projet ou telle velléité qui vous font involontairement penser à l’imagination désordonnée, aux caprices prodigieux des plus fantasques des empereurs romains. Ce n’est rien encore que le colosse qu’il voulut un jour tailler dans une des montagnes de Carrare ; mais on croit rêver en lisant sa lettre célèbre où il propose d’élever sur la place de Florence une statue en marbre dont l’intérieur vide abriterait une boutique, dont la main avec une corne d’abondance servirait de cheminée à la fumée, et dont la tête formerait