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tout temps, coulé les formes et fixé les traits des grandes figures de l’Évangile. Il pousse l’arbitraire à cet égard jusqu’à changer le type trois fois sacré et consacré du Christ, et à vouloir refaire la sainte face gravée depuis si longtemps dans tous les cœurs chrétiens comme sur autant de suaires de Véronique ; à côté des anges aptères et des saints sans nimbes, la chapelle du Vatican vous montre l’Homme-Dieu imberbe ! Vous y voyez également un enfer sans feu, un enfer où les corps des réprouvés ne sont pas entourés de ces cercles ardens et de ces langues de flamme au milieu desquels les avaient toujours représentés les maîtres anciens, en cela comme en toutes choses fidèles interprètes des croyances de leur époque. Ces croyances, Michel-Ange en fait litière comme artiste, avec une audace réfléchie, et quant à ses sujets d’inspiration, il les prend invariablement au-delà du domaine exploré par ses devanciers, dans des régions inconnues et vagues où sa puissance créatrice peut se donner un libre essor. En chargeant le peintre, pour la première fois, de la décoration de la chapelle Sixtine, Jules II avait voulu y voir représentés les douze apôtres, et ce thème était certes autant indiqué par la situation du pontife Mécène que parfaitement en harmonie avec la destination du lieu et les fresques qui couvraient déjà une partie de ses murs. Aux douze apôtres, le peintre substitua les Prophètes et les Sibylles, composition grandiose, incomparable, mais dont on chercherait vainement la légitimité et la raison d’être ailleurs que dans la volonté souveraine de l’artiste. Tels furent ses premiers pas dans cette carrière magnifique et redoutable qu’il devait poursuivre pendant plus d’un demi-siècle, foulant aux pieds la tradition, bouleversant notre mythologie sacrée, et dépeuplant l’Olympe chrétien.


L’ABBE DOM FELIPE. — Je devrais peut-être protester contre ces expressions de mythologie sacrée et d’Olympe chrétien, qui prêtent à des équivoques dangereuses ; mais j’ai hâte de faire observer que cet Olympe chrétien, comme vous l’appelez, mon cher commandeur, Michel-Ange l’a enrichi de ces héros de la foi qui se nomment Moïse, David, Jérémie, Jonas et tant d’autres, et qu’il les a tous revêtus de la splendeur impérissable de son génie.

LE COMMANDEUR. — Je vous remercie, -monseigneur, de m’ avoir rappelé ces noms ; ils m’aideront à mieux préciser ma pensée. Moïse, David, les Prophètes et les Sibylles de la Sixtine, toutes ces créations originales de Michel-Ange, ne prouvent-elles pas précisément combien ce génie a tenu en toutes choses à s’affranchir de la tradition et à s’éloigner des données reçues ? Car, veuillez bien remarquer que toutes ces figures appartiennent à un monde négligé ou ignoré des artistes du moyen âge, qui se sont presque toujours candidement tenus aux personnages familiers et chers de l’Évangile.