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la beauté plastique de l’art grec, comme jusqu’au bout aussi il voulut ignorer la grâce mystique du christianisme.

LA COMTESSE. — Vous ne nierez pas cependant, cher maître, la grâce mystique de la Pietà dans la chapelle de Saint-Pierre. Quant à moi, j’avoue que je connais peu de marbres empreints d’une poésie aussi suave et aussi chrétienne.

LE COMMANDEUR. — D’accord, madame la comtesse, et je reconnaîtrais encore le même mérite à quelques autres œuvres de jeunesse de Buonarotti, à sa Madone de Bruges, par exemple, ainsi qu’à ce charmant Ange portant un candélabre, au maître-autel de Bologne, à droite. Toutes ces délicieuses créations prouvent surabondamment que Michel-Ange savait donner une expression au sentiment chrétien, comme d’un autre côté son Eve dans la fresque de la Chute, et surtout sa magnifique Sibylle de Delphes témoignent brillamment qu’il pouvait atteindre à l’occasion la grande beauté plastique, dans ses régions les plus hautes et les plus sereines. Déjà toutefois, les contemporains de la Pietà de Saint-Pierre ne purent s’empêcher de remarquer combien l’artiste avait tenu à s’écarter, dans sa composition, des données reçues et consacrées pour un tel sujet religieux ; et cette tendance du jeune sculpteur n’a fait que s’accentuer avec les progrès de l’âge, et jusqu’à devenir tout un système, toute une révolution immense. Je ne connais pas de génie qui, à l’égal de Michel-Ange, ait si violemment rompu avec la tradition hiératique de son art, si complètement fait abstraction de tout un grand développement historique auquel avaient travaillé, pendant des siècles, la croyance et l’imagination des peuples.

L’ABBE DOM FELIPE. — Toute la renaissance n’a-t-elle pas été, au fond, qu’un retour inconsidéré, affolé vers le paganisme, et les émules de Michel-Ange ont-ils fait autre chose que de rompre violemment avec le grand passé chrétien ?

LE COMMANDEUR. — Assurément non, monseigneur. Les maîtres immortels de la renaissance n’ont eu garde de renier ce passé, ou seulement de le négliger ; ils l’ont adopté avec respect, et continué avec liberté, en essayant de le rajeunir au moyen de leur science agrandie, de leur goût formé aux modèles sublimes de la beauté antique. La sphère d’inspiration pour Léonard, Raphaël, Luini, Fra Bartolomeo, Del Sarto, n’est autre que celle de leurs devanciers au moyen âge : c’est toujours le même cycle religieux et poétique ; ce sont les mêmes scènes de l’Évangile, les mêmes légendes des saints ; ce sont toujours les figures du Sauveur, de la Vierge, des Apôtres avec leurs types consacrés, leurs symboles, leurs emblèmes. Sans doute l’ordonnance est devenue plus savante, et à la fois plus