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à travers les siècles. Que de poètes dont les vicissitudes ont égalé et même dépassé celles d’Alighieri ! Je ne sais, par exemple, si l’exil volontaire de Byron le cède en quelque chose au bannissement de Dante : l’auteur de la Divine Comédie ne connut pas du moins les piqûres humiliantes du cant, les anathèmes hypocrites du pharisaïsme britannique, ni ces effroyables calomnies qui, jusqu’à nos jours, n’ont cessé de poursuivre la mémoire du chantre de Childe Harold. Des deux tombeaux lequel vous paraît le plus noir et le plus délaissé, celui de Ravenne ou celui de Missolonghi ?.. Notre excellent ami Bolski nous a parlé il y a quelques jours d’un grand génie de son pays, de celui qui dans sa patrie fut appelé le poète anonyme[1] et qui de bonne heure a fait le sacrifice absolu de sa gloire, voué son nom au silence le plus religieusement gardé et repoussé tout hommage, tout laurier jusque du fond de son sépulcre. Vous avez tous été émus, messieurs, au récit d’une existence aussi étrange, aussi désolée et pathétique… Comparez maintenant à cet effacement volontaire, à cette navrante immolation de soi-même, comparez les accens fiers, retentissans dans lesquels il a été donné à Dante de parler de son génie, de sa renommée, de son « poème sacré auquel le ciel et la terre avaient apposé leurs mains. » Pensez à ces strophes à la fois impérieuses et touchantes dans lesquelles il somme en quelque sorte Florence, au nom de sa gloire de poète, de lui rouvrir les portes de la patrie, et de lui couronner le front, blanchi dans l’exil, sur ces fonts mêmes où jadis, tendre agneau, il a reçu le baptême du Christ…

LE MARCHESE ARRIGO :

Se mai continga che il poema sacro,
Al quale ha posto mano e cielo e terri,
Si che m’ha fatto per più anni macro,
Vinca la crudeltà, che fuor mi serra
Del bello ovile, ov’ io dormii agnello
Nimico a’ lupi, che gli danno guerra ;
Con altra voce omai, con altro vello
Ritornerò poeta, ed in sul fonte
Del mio battesmo prenderò il cappello[2].

LA COMTESSE. — Parlerai-je maintenant de Milton condamné à l’isolement, à l’abandon et à la cécité ; de Cervantes estropié, mendiant son pain sur les routes, et traîné de cachot en cachot ; rappellerai-je la folie et la mort du pauvre Tasse ? Pourquoi cependant l’ombre de Dante efface-t-elle toutes les autres dans la grande confrérie de la Passion, pour me servir de la belle expression de notre académicien ? pourquoi semble-t-elle toujours nous dire avec

  1. Voyez l’étude sur le Poète anonyme de la Pologne dans la Revue du 1er  janvier 1862.
  2. Parad., XXV, 1-9.