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natale sur l’Avon, en bon bourgeois heureux et ayant pignon sur rue... Les orages de la jeunesse et les déchiremens de l’âge mûr, qui donc nous les a dépeints avec plus de force et de vérité que l’auteur de Werther et de Faust ? Goethe n’en est pas moins demeuré jusqu’au bout le grand olympien à l’âme toujours sereine, à l’œil toujours limpide, et avec ce mot de « lumière, » jeté comme adieu suprême à l’humanité par ses lèvres expirantes. Interrogez son œuvre, et à chaque page vous trouverez cette réponse que les poètes ne sont point les enfans de l’Érèbe, mais les fils d’Apollon, le dieu de la lumière et de l’harmonie ; que, s’il y a eu parmi eux des malheureux, ils n’ont fait que payer en cela le tribut ordinaire à l’humaine nature, et qu’ils ont souffert non point à cause de leur art, mais comme tous les autres mortels, par suite de leur caractère, de leur tempérament et des circonstances au milieu desquelles ils étaient placés.

LE POLONAIS. — Reconnaissons du moins que les lieux et les temps ont été bien durs, bien implacables pour l’auteur de la Divine Comédie. N’oublions pas, au nom du ciel, qu’il a été banni de sa patrie, qu’il a mené une vie errante, et qu’il est mort dans l’exil.

LA COMTESSE. — Comment l’oublier ? ne le rappelle-t-il pas lui-même du reste en mainte occasion et dans un langage enflammé ? n’a-t-il pas décrit dans des vers impérissables combien amer est le pain de l’étranger, et qu’il est dur de monter et de descendre l’escalier d’ autrui ? Mais reconnaissez aussi avec moi que, des milliers de contemporains de Dante ont partagé le même sort, que les bannissemens, les proscriptions étaient le pain quotidien de nos républiques italiennes du moyen âge...

LE VICOMTE GERARD. — Le nombre ne fait rien à l’affaire, et la statistique n’est d’aucun remède pour celui qui souffre. Lors de ma dernière fluxion de poitrine, il ne m’a en rien soulagé d’apprendre par mon journal le chiffre très respectable des cas de phtisie dans les divers hôpitaux de Paris...

LA COMTESSE. — Vous êtes méchant comme toujours, et comme toujours aussi vous vous plaisez à dénaturer mes paroles. Je n’ai pas dit que Dante ait dû trouver du soulagement à la vue de tant de compagnons de son infortune, bien que son maître Virgile ait exprimé quelque part une pensée analogue, si je ne me trompe...

LE PRINCE SILVIO :

Solamen miseris socios habuisse dolorum...

LA COMTESSE. — Je crois seulement que ce n’est pas un malheur si ordinaire, si général dans l’époque, qui a pu entourer la figure de Dante de cette sombre auréole dans laquelle elle nous apparaît