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du dehors, il souffre des plus légères intempéries de l’atmosphère ambiante. Amené à étudier le cœur humain dans ses mouvemens les plus intimes et les plus imperceptibles, il en pénètre les replis, en découvre les abîmes, et plus son esprit s’élargit, plus aussi son âme se resserre et se convulsionne.

LE PRINCE SILVIO. — Les Grecs, par une assonance charmante, avaient déjà, dans leur dicton de mathêmata pathémata, indiqué très ingénieusement le lien mystérieux qui unit la science à la souffrance...

LE COMMANDEUR. — La science, soit ! Le moraliste, forcé constamment d’admirer tantôt la grandeur de l’homme et tantôt de s’épouvanter de sa bassesse et de sa misère ; le philosophe aspirant à embrasser l’ensemble des problèmes, et reconnaissant à chaque pas que notre savoir n’est que fragment : ceux-là, je l’admets, peuvent retirer parfois de leurs contemplations le sentiment désolé de notre néant, pousser le cri déchirant de Pascal, ou murmurer le mot aride de l’Ecclésiaste. Mais l’artiste, mais le poète ! ce n’est pas à lui, certes, que s’applique la grande métaphore du roseau pensant, — roseau penché sur les abîmes de l’infini et que l’univers écrase, — car il est, lui, tout instinct et tout intuition ! Les causes, non plus que les fins de la création, ne le préoccupent guère, il s’en tient aux phénomènes ; il ne demande pas le pourquoi des choses, il se contente du comment :

State contenti, umana gente, al quia[1] !


Il se donne le spectacle de l’univers et se borne à le réfléchir dans le miroir de son âme, — miroir magique qui supprime les aspérités, les incohérences, les accidens de l’image, et n’en rend que les lignes pures, la forme ennoblie et resplendissante. Notre globe ne lui pèse pas, quoi qu’on ait dit, car il plane au-dessus de lui dans une sphère éthérée et radieuse ; il possède un royaume qui n’est pas de ce monde et où les dissonances de notre vie se résolvent en accords pleins et harmonieux, où le laid lui-même ne sert qu’à discrètement célébrer le beau suprême. J’ai des doutes fort sérieux, je l’avoue, sur les grandes amertumes que certains poètes prétendent avoir retirées de l’étude du cœur humain. Qui donc mieux que Shakspeare a étudié ce cœur, exploré ses profondeurs et dévoilé ses mystères ? Ni la mélancolie de Hamlet, ni la noirceur de Iago, ni l’ingratitude de Goneril n’ont pourtant empêché l’immortel William de garder en toutes choses le merveilleux équilibre de son âme ; elles ne l’ont pas même empêché de bien gérer ses entreprises théâtrales, de les liquider à point et de se retirer dans sa ville

  1. Purgat., III, 37.