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plus empressées que soigneuses. Ce qui pis est, des retouches aussi arbitraires qu’inintelligentes sont venues depuis déplorablement dégrader ces peintures, sous prétexte de les restaurer, et le portrait de Dante a surtout eu à souffrir de ce procédé dévastateur. Les amoureux des arts et des lettres puisaient du moins quelque consolation dans l’excellent calque qu’un Anglais, M. Seymour Kirkup, avait eu l’heureuse inspiration de faire faire du portrait de Dante avant tout travail de retouche, et qu’ils trouvaient admirablement reproduit dans la belle collection de l’Arundel Society. Mais ne voilà-t-il pas que, tout récemment, des érudits sans entrailles sont venus démontrer, dates et documens en main, que la chapelle du Podestà avait été reconstruite au XIVe siècle, et que les fresques que nous y vénérons sont d’une époque postérieure à Giotto et à Alighieri ! C’est pour revoir les pièces du procès que notre société s’était rendue au Bargello ; elle revint comme on revient d’ordinaire de tout débat archéologique, avec l’esprit beaucoup moins édifié qu’irrité.

Heureusement qu’avec son autorité incontestable et une foule d’argumens qu’il est inutile de reproduire ici, le commandeur se mit le soir à battre en brèche les nouvelles découvertes et à restituer décidément à Giotto les peintures murales du Bargello. La comtesse fut enchantée de la démonstration : il lui était si doux de croire que nous possédons l’image authentique de Dante, les traits du créateur de la poésie moderne, comme disait messer Francisco, tracés de la main du créateur de la grande peinture italienne ! Elle retira de ses cartons un magnifique exemplaire de la publication de l’Arundel Society, et chacun interpréta alors à sa manière cette tête admirable, d’une pureté, d’une jeunesse et d’une mélancolie exquises.

... Segnato dalla stampa
Nel suo aspetto di quel dritto zelo,
Che misuratameate in core avvampa[1],


dit à mi-voix le marchese Arrigo, et tout le monde de le féliciter de l’heureux à-propos, lorsque, s’arrachant soudain à la silencieuse contemplation, la comtesse s’écria :

— Quelqu’un de vous, messieurs, pourrait-il m’expliquer la tragédie de Dante ?

— La tragédie de Dante ? répéta l’assistance sur le ton de l’étonnement.

— Oui. Pourquoi, poursuivit la comtesse en s’animant par degrés, pourquoi ce nom de Dante ne manque-t-il jamais d’éveiller en nous la pensée d’une douleur immense, incomparable, et nous fait-il

  1. Purgat., VIII, 82-84.