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de leur dignité et de leur bien-être, n’ont pas lieu non plus de se louer beaucoup de tout ce qui s’est passé en 1879. Est-ce la faute des circonstances ? est-ce la faute des hommes ? Ce qui est certain, c’est que le régime parlementaire n’a pas fait partout bonne figure l’an dernier. Les pays libres du continent ont été pour la plupart en proie à des crises ministérielles très laborieuses ; la machine frottait et criait, les mécaniciens étaient soucieux, ils craignaient un accident. Il est vrai que les crises ne déplaisent pas à tout le monde ; elles réjouissent les brouillons, elles remplissent d’aise tous les cesantes de Madrid, tous les habitués bavards et gesticulans de la Puerta del Sol ; une crise est pour eux la grande loterie aux espérances. Si l’on en croit certaines gens, le changement est la meilleure loi de ce monde, et un peuple qui se respecte ne doit pas souffrir que son gouvernement reste assez longtemps en place pour y prendre de mauvaises habitudes. C’est par cette raison que, dès les premiers mois de leur apprentissage à la vie politique, les Bulgares ont voulu se procurer, eux aussi, leur crise ministérielle ; ils ont tenu à prouver ainsi qu’ils étaient dignes d’être libres. L’enfant a fait ses premières dents ; Dieu le bénisse ! Malheureusement, les mutations trop fréquentes sont une grande cause de faiblesse pour une nation. N’étant plus assurée de son lendemain, elle doit renoncer à tout travail sérieux sur elle-même, à toute réforme de longue haleine ; elle ne mène plus qu’une vie précaire et, comme on l’a dit, « incapable de rien entreprendre, elle se voit obligée de consacrer toutes ses forces à l’humble et pénible labeur d’exister. » En Grèce comme en Espagne, en Italie comme ailleurs, les gouvernemens souffrent d’une sorte de consomption ou d’anémie, ils ont le sang pauvre, les pâles couleurs et des allures de valétudinaire. On répondra peut-être que les grandes monarchies militaires de l’Europe, ont aussi leurs malaises, leurs désordres, et que la pléthore n’est pas moins dangereuse que l’anémie. Cela est vrai ; mais le sort de l’espèce humaine serait bien misérable si elle ne pouvait se préserver de la congestion que par le marasme.

Les ennemis des institutions libres allèguent que le régime parlementaire est une invention anglaise et qu’il faut être Anglais pour en faire un bon usage. Cette thèse a été reprise tout récemment et ingénieusement développée, par le célèbre docteur Strousberg, qui se console de ses déceptions financières en raisonnant sur la politique[1], Aristote disait que la nature n’a créé qu’un animal politique, qui est l’homme ; M. Strousberg soutient, que le seul animal parlementaire qui existe dans toute l’Europe est l’Anglais. Par une grâce du ciel, nous dit-il, l’Anglais possède seul les qualités et les défauts qui font les bons parlemens, l’Anglais joint l’amour du progrès l’attachement aux traditions et la fierté personnelle au respect de l’autorité. Il porte dans la vie

  1. Fragen der Zeit, Essays von Dr Strousberg ; Berlin, 1879.