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président des jeux et tient à la main, comme insigne de sa dignité, une longue verge de fer. Ce grave personnage préside avec majesté, tout en croquant des noisettes ; il les casse entre ses dents et en offre très civilement au cadi et à ses voisins. Les lutteurs sont partagés en deux camps ; ils se distinguent par leur caleçon, qui est en cuir ou en tricot. Une sorte de héraut proclame le nom des lutteurs qui viennent à tour de rôle s’exhiber, étaler leurs larges poitrines et danser une sorte de pas guerrier en se frappant sur les cuisses. Quand l’un des combattans a fait toucher le sol à son adversaire, le vaincu prend la main du vainqueur, la baise, la porte à son front, et tous deux, se tenant par le cou, vont recevoir les paras que le kaïmacam leur donne comme prix de la lutte. Rien de plus grave que l’attitude de la foule pendant ces assauts ; elle suit avec une attention scrupuleuse les passes et les promenades interminables qui précèdent l’engagement définitif ; à voir tous ces visages tendus, ces yeux fixés vers l’arène, ces démonstrations enthousiastes qui accueillent le vainqueur, on songe tout naturellement aux luttes antiques. Certains détails les rappellent d’ailleurs de très près. Le groupe des deux lutteurs qui se tiennent fraternellement embrassés après l’assaut est la reproduction vivante des groupes de bronze qui servent de manico à plusieurs cistes étrusques des musées d’Italie. On le voit également au revers de certaines monnaies antiques d’Asie-Mineure, par exemple à Selge et à Aspendus. Il y a un singulier intérêt à retrouver là des types analogues à ceux qui ont servi de modèles aux sculpteurs grecs de l’école archaïque, et les particularités de la nature vivante donnent raison à ces vieux maîtres, qui copiaient sur le vif. Ces corps d’athlètes ont bien tous les caractères des statues grecques archaïques : les épaules hautes et larges, la poitrine bombée, le ventre déprimé, la taille amincie à l’excès par l’usage de la ceinture étroitement serrée, les cuisses démesurément développées. Les sculpteurs doriens de l’école de Kanakhos, les potiers corinthiens qui peignaient sur les vases des personnages aux formes exagérées, n’avaient pas à coup sûr d’autres modèles, et l’on est frappé de la fidélité avec laquelle ils ont reproduit des formes que le hasard des voyages peut seul aujourd’hui nous faire rencontrer.

Les types des figures n’ont d’ailleurs rien d’antique. Tous les lutteurs accroupis au premier plan, attendant leur tour, ont des physionomies brutales et sauvages. Leurs têtes luisantes d’huile, complètement rasées, sauf une courte mèche de cheveux, ont un caractère de stupidité bestiale, qui disparaîtra tout à l’heure quand elles auront coiffé le fez et le turban.

Pendant que les hommes assistent à la lutte, les femmes regardent de loin, groupées sur les terrasses des maisons ou derrière les