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forgerons ; ce personnage à l’air timide, portant à la ceinture une écritoire de cuivre, est un percepteur de taxes en tournée. Son métier n’est pas toujours facile. Agent subalterne d’un banquier grec ou arménien qui afferme les impôts, il parcourt le pays et s’efforce de recueillir le montant des taxes. Les paysans turcs paient mal, car les misères de la guerre de l’Herzégovine se font sentir jusque dans ces pays, et il a beaucoup de mal à faire rentrer un argent qui risque fort de s’égarer en route avant d’arriver jusqu’au trésor impérial. Toutefois, dans les pays agricoles, sa tâche est plus facile ; les Turcs des campagnes sont d’humeur assez douce, et le pis qu’il ait à craindre, c’est de n’être pas payé. Dans toute l’Anatolie, les Grecs ou les Arméniens sont chargés de ces fonctions ; on est sûr de les retrouver dans toutes les opérations financières.

Ebedjik, où les voyageurs anglais Spratt et Forbes ont les premiers reconnu l’emplacement de la ville antique de Bubon, est situé dans une vallée bien cultivée où coule le Doloman-Tschaï. Le village a l’aspect riant, avec ses petites maisons éparses dans les jardins. Sur la place principale s’élève une mosquée toute primitive, faite d’un kiosque de bois perché sur des poteaux. Des greniers à blé aux toits pointus, de petites maisons basses, séparées les unes des autres par des haies en fleurs, donnent à la place une physionomie rustique. Le soir venu, quand les troupeaux rentrent des champs et que les paysans vont s’asseoir sur les bancs devant les maisons, on retrouve, à peine altérée par la différence des costumes, une de ces scènes du soir si communes dans les villages de France. On se laisserait aller volontiers au charme du souvenir, si la voix du muezzin ne venait, par les notes prolongées de la prière musulmane, rappeler au voyageur qu’il est en plein Orient.

Toute la vallée du Doloman-Tschaï, dans la direction du nord, a un caractère spécial qui contraste avec les vallées de la Lycie. La plaine est cultivée, et l’horizon est fermé par des collines de sable d’un blanc gris, taché par les plaques irrégulières d’une végétation maigre et rabougrie. Les montagnes plus élevées qui bordent la plaine sont dénudées et teintées d’un bleu clair qui se détache à peine sur le ciel. L’ensemble de toutes ces nuances donne une coloration très légère qui rappelle certains aspects de la plaine d’Athènes au mois de mai, quand le soleil a brûlé la verdure et pâli toutes les teintes des montagnes. Uhl-Keuï, gros village éparpillé au milieu des arbres, est la résidence du mudir. Nous y trouvons quelques familles grecques venues d’Isbarta qui nous accueillent de leur mieux. Ces pauvres gens s’excusent de ne parler que le turc, et l’un d’eux nous raconte la légende qui a cours dans toute l’Anatolie. Quand les Ottomans se sont établis à Uhl-Keuï, ils ont coupé la langue à tous les Grecs, n’épargnant que les enfans en