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centenaires ; des enfans déguenillés, aux yeux brillans de fièvre, au ventre ballonné, rôdent d’un air farouche autour de ces pauvres demeures. Tandis que les chevaux prennent la route de terre, une barque nous mène le long des rives du lac, jusqu’au petit fleuve qui en sort pour arroser Dalian. Un peu au-dessus de la ville, un bac est établi pour la commodité des gens du pays qui ont leurs champs sur les deux rives du fleuve ; c’est une sorte de pirogue, creusée dans un tronc d’arbre, où s’empilent avec insouciance les paysans de Dalian. Il s’agit de faire passer nos chevaux, on les pousse deux à deux dans le courant, et un homme assis dans la pirogue les guide en les tenant par la crinière ; renâclant et soufflant, les chevaux arrivent à l’autre rive, où ils s’ébrouent bruyamment, couverts d’écume, et semblables aux coursiers d’Hypérion sortant de l’onde.

Dalian est un gros bourg, habité surtout par des Turcs ; des Juifs et des Grecs, en petit nombre, y sont installés. A défaut de khan, nous nous logeons dans la maison d’un Grec qui est en voyage. A peine avons-nous pris possession du logis, le propriétaire revient, et pousse l’hospitalité jusqu’à nous abandonner complètement sa maison : il couchera devant sa propre porte. Et ce n’est pas seulement l’empressement servile du raïa à qui la présence d’un zaptié d’escorte dicte très clairement ses devoirs ; le paysan grec du royaume hellénique offre d’aussi bon cœur son logis à un hôte ; les Grecs ont le don de l’hospitalité. Le kaïmacam vient nous rendre visite. Tandis que nous prenons le café, un Turc s’arrête devant le magistrat, met une main sur son cœur, et, les yeux baissés, commence le récit d’une contestation qui s’est élevée entre un voisin et lui au sujet d’un champ. Le kaïmacam l’écoute, et, sans aucune autre formalité, prononce son jugement. Il nous quitte pour continuer quelques pas plus loin ses audiences en plein air. Ce gros homme à la figure débonnaire, portant avec le fez de la réforme une stambouline usée, paraît doué de beaucoup de finesse ; chez un grand nombre de fonctionnaires turcs, cette qualité supplée souvent à des connaissances insuffisantes ; à défaut d’un code régulier, le bon sens introduit quelque équité dans ces jugemens, qui rappellent plutôt les sentences sommaires des khalifes justiciers des Mille et une nuits que la procédure de nos tribunaux modernes.

Une large plaine, fermée vers le nord par une haute muraille de rochers grisâtres, sépare Dalian des ruines de l’antique Kaunos. C’était la ville la plus importante de la Pérée rhodienne, région soumise à l’autorité des Rhodiens, et que la langue, les mœurs, les traditions rattachaient à la Carie. La ville s’étageait au-dessus d’une baie fermée, alimentée par le Kalbis, et bordée d’arsenaux et de chantiers ; elle était protégée par la citadelle d’Imbros, bâtie