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aux mains de ses adversaires occultes, il ne leur aurait point pour cela retiré tous leurs moyens de propagande. A défaut de l’imprimerie et des inventions modernes, il resterait aux agitateurs les vieux procédés de l’antiquité et du moyen âge ; il leur resterait la copie manuscrite, et dans les pays soumis à certain régime de compression on ne saurait dire ce qu’il peut se conserver et se divulguer d’idées par ce procédé primitif et archaïque. Sous le règne de Nicolas, c’était la principale ressource des révolutionnaires ou des frondeurs. Il y a eu longtemps ainsi toute une littérature manuscrite et clandestine, qui en popularité ne le cédait point aux œuvres les plus répandues par l’imprimerie : plus d’une pièce connue de tous n’a jamais été imprimée, en Russie du moins, car à l’étranger des recueils de ces morceaux prohibés ont eu plusieurs éditions. Les libertés accordées à la presse sous Alexandre II n’ont jamais dans les écoles mis entièrement fin à la diffusion de cette littérature manuscrite. En arrivant au gymnase ou à l’université, jeunes gens et jeunes filles ont la plupart pour premier soin d’apprendre et de copier des pièces interdites.

A défaut de la copie manuscrite, il reste la parole qui ne laisse pas de trace, et la mémoire où l’on peut impunément graver les propos séditieux ou les chants révolutionnaires sans que la censure ou la police y aient rien à voir. C’est ce qui se fait tous les jours ; plus d’un Russe m’a raconté avoir appris par cœur des vers ou des contes prohibés, dont, par défiance de la police, il n’osait garder copie. Tout cela peut paraître assez innocent et puéril, mais ces curiosités d’écolier, qu’on est tenté de prendre pour des espiègleries enfantines, ont un grand inconvénient ; elles dressent les jeunes gens à la dissimulation, aux mystères, aux entretiens occultes, elles leur donnent insensiblement le goût ou l’habitude des affiliations clandestines.

Si l’on nous demandait ce qui partout profite le plus du manque de liberté de la presse, nous répondrions que ce sont les sociétés secrètes. On pourrait dire a priori que dans tout état il y a d’autant moins de sociétés occultes que la parole et la pensée sont plus libres. La propagande souterraine hérite de tout ce qu’on enlève à la presse publique. C’est là un phénomène facile à constater dans la Russie actuelle, comme dans l’Italie d’avant 1860. En Russie, cette habitude ou ce penchant se prend de fort bonne heure. Je demandais, il y a déjà quinze ans, à un ancien étudiant russe, si de son temps il y avait à l’Université des sociétés secrètes. « Non pas précisément, me répondit-il, nous nous réunissions seulement par petits groupes pour lire en cachette des livres prohibés et réciter des chansons interdites. » C’est ainsi qu’a commencé plus