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presse locale et à la voix des habitans. D’un autre côté, l’abaissement de la presse de province tend à donner aux organes des capitales une autorité qu’un jour le gouvernement pourrait trouver excessive. Par crainte de rendre la surveillance administrative plus difficile, c’est une sorte de monopole intellectuel que le pouvoir a constitué au profit des feuilles de la capitale, comme s’il eût pris soin d’accroître, en la concentrant en quelques mains, la puissance de la presse. On sait que partout, en effet, les journaux ont individuellement d’autant moins d’autorité qu’ils sont plus nombreux, et se font contrepoids les uns aux autres. Le privilège pratiquement concédé aux journaux des capitales les fait régner en maîtres dans toute l’étendue de l’empire ; il abandonne aux mains de quelques publicistes de Pétersbourg et de Moscou la direction de l’esprit russe, et par là, ce système restrictif, issu de la défiance contre la presse, tend à en accroître démesurément l’ascendant.


IV

« Que pensez-vous de cette institution ? me disait, après m’avoir expliqué le mécanisme de la censure, un ancien censeur, homme lettré, éclairé et libéral à sa façon. — Je pense, lui répondis-je, qu’un pareil régime appliqué durant des générations a dû avoir sur la vie publique et privée, sur l’esprit et le tempérament national, une influence considérable. La situation précaire de la presse, aux années mêmes de sa plus grande liberté relative, m’explique plus d’un trait de votre caractère, de vos mœurs, de vos goûts. A mes yeux, l’effet n’en est pas seulement sensible dans tout ce qui touche à l’administration, à la politique, au gouvernement, mais aussi dans les idées et dans les habitudes de l’esprit, dans l’art et la littérature, dans la pensée russe en un mot.

« —Et ces effets si multiples sont fâcheux, n’est-il pas vrai ? reprit avec un sourire à demi courtois, à demi railleur, mon interlocuteur. Je vous serais obligé de me les faire connaître, car je suis comme les gens qui, à force d’avoir un paysage devant les yeux, n’y voient plus rien de ce qui frappe l’étranger. Vous pouvez parler en toute liberté, il n’y a ni censure ni censeur ici. — Pour être sincère, répondis-je, je vous avouerai que j’ai médiocre opinion de cette institution, perfectionnée en 1828 et insuffisamment remaniée en 1865. Est-ce préjugé ou prévention ? elle me semble responsable d’une bonne part de la légèreté, d’une bonne part de l’ignorance et de l’apathie, de la crédulité et de l’engouement de certaines classes de votre société. Je sais qu’ailleurs aussi il y a des gens frivoles et des indifférens ; mais en détournant vos compatriotes des grandes, questions politiques, religieuses, sociales, la censure