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Rien de plus triste, rien de plus humble que la position des écrivains de province, même dans les rares grandes villes de l’empire. « Vous ne sauriez vous imaginer, me disait un journaliste, les ennuis, ou mieux les tourmens quotidiens des rédacteurs de ces misérables feuilles, alors qu’ils sont assez naïfs ou assez novices pour prendre au sérieux leur rôle de publicistes et de vulgarisateurs des idées. Il leur faut jour par jour, feuille par feuille, soumettre leurs articles à la censure locale, souvent en épreuves, car le censeur aime mieux lire l’imprimé que le manuscrit. Dépose-t-il sa copie longtemps à l’avance, le journal perd tout l’attrait de la -nouveauté ; envoie-t-il ses épreuves à la dernière heure, il n’est pas sûr de pouvoir tirer à temps. Un journal paraît le matin, le censeur a reçu les épreuves le soir, il les lit et les corrige après dîner, souvent en sommeillant, parfois il s’endort avant de les. avoir approuvées et retournées à l’imprimerie. Pendant ce temps les typographes veillent, tout est prêt, l’heure se passe, le matin approche, et les épreuves ne reviennent point. Le rédacteur agité se promène fiévreusement attendant le retour de ses placards, dépêchant des messagers au censeur ; malheur à l’imprudent qui, las d’attendre, irrité des délais qu’il ne peut s’expliquer et craignant de ne pouvoir paraître à temps, donnerait l’ordre de tirer avant d’en avoir officiellement reçu l’autorisation ! »

Un procès récent a mis au grand jour de la publicité tout ce qu’il y a de tourmens ignorés dans les obscurs bureaux de la presse encore soumise à la censure. Il s’agissait d’un des principaux journaux d’une des capitales provinciales de l’empire, l’Obzor de Tiflis. Le rédacteur de cette feuille, Arménien ou Géorgien du nom de Nikoladzé, était accusé d’avoir imprimé des articles prohibés par la censure locale, ou d’avoir arraché le consentement du censeur[1]. Il s’agissait tout simplement d’un feuilleton pour lequel la gazette en question ne s’attendait pas à tant de difficultés. Rien de plus curieux en ce genre que la déposition du censeur dont le veto n’avait pas été respecté ; c’est un piquant tableau des mœurs bureaucratiques. Aussi demandons-nous la permission de la traduire en l’abrégeant un peu.

« On m’avait apporté le soir, dit l’inspecteur de la pensée russe, les épreuves d’un feuilleton intitulé : Entretiens du dimanche. Après les avoir lues, je renvoyai les épreuves à la typographie avec défense de tirer ; cela fait, je me couchai. Il était environ deux heures du matin. Une heure plus tard, je fus réveillé par un coup de sonnette. Je sors sur le balcon, je demande qui est là. C’était le rédacteur de l’Obzor, M. Nikoladzé. « Je viens vous demander, me dit-il, pour quelle raison vous interdisez notre feuilleton. — Apparemment

  1. Pour le compte rendu de ce procès voyez le Golos du 27 janvier (8 février 1879).