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ministère de l’instruction publique, les censeurs de province étaient des inspecteurs de l’enseignement ou des proviseurs de collèges, des hommes ne relevant pas directement de l’administration et qui en dehors de la politique, portaient aux lettres ou à la science un intérêt professionnel. Aujourd’hui, ce sont des employés du ministère de l’intérieur, le plus souvent des commis pris dans les bureaux des gouverneurs, n’ayant ni la connaissance ni le goût des choses de l’esprit. Ces bourreaux de la pensée sont du reste autant à plaindre que leurs victimes, ayant toujours à redouter les suites d’un manque de : vigilance. Entièrement à la merci de leurs supérieurs, ils n’ont d’autre règle de conduite que de satisfaire les autorités locales, d’en ménager l’amour-propre et les susceptibilités.

Si médiocres que semblent ces arbitres de la pensée, heureuses sont les villes qui en possèdent ! Toutes ne peuvent prétendre à cette faveur. Il n’y a dans tout l’empire que huit ou neuf comités de censure, d’ordinaire accablés de besogne. Dans la plupart des chefs-lieux de gouvernement, il y a bien des censeurs isolés, mais pour chaque affaire douteuse ceux-ci sont obligés d’en référer aux comités, qui eux-mêmes doivent souvent consulter la direction supérieure de la presse. Et comme la rapidité des décisions n’est le propre d’aucune hiérarchie bureaucratique, les manuscrits restent des semaines et des mois avant de revenir à la rédaction du journal, et perdent en route leur intérêt avec leur actualité.

Dans les villes possédant des censeurs est-on au moins libre de fonder des journaux ? Nullement. Aucune feuille nouvelle ne peut s’établir sans autorisation, et comme si la censure préventive n’était point une garantie suffisante, les autorités locales n’aiment pas à voir augmenter le nombre des journaux, ne serait-ce que pour ne pas accroître la besogne des censeurs, ou ne pas faire de concurrence aux publications officielles. Aussi, à part quelques très rares exceptions, comme le Kievlanine de Kief ou le Messager d’Odessa, n’y a-t-il en province que des journaux officiels ou officieux presque également dépendans et serviles, et également insignifians. A côté des organes dociles de l’administration et des gouverneurs, on ne rencontre guère que des feuilles spéciales, journaux des zemstvos ou des municipalités, des universités ou des évêchés.

Pour cette presse dépourvue de garantie, il ne peut être question de liberté. Sous le couvert die la censure, le tchinovnisme local en est entièrement maître, le régime de la presse dépend des idées-on de l’humeur des autorités de la province. Telles sont parfois les rigueurs de cette censure qu’on a vu interdire à ces pauvres gazettes non-seulement la reproduction de tel ou tel article des journaux de la capitale, mais même des citations du journal officiel[1].

  1. Golovatchof : Deciat lêt reform, p. 265.