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habituelle de mes appréciations, je ne sais s’il est beaucoup de ces articles qui aient échappé au caviar des censeurs ; en laissant tout passer, ils craindraient d’avoir l’air négligent, et ne fût-ce que pour attester leur vigilance, ils se croient obligés de noircir çà et là les pages qui leur passent par la main. Aussi en écrivant ces lignes n’osons-nous beaucoup nous flatter qu’elles arrivent intactes aux lecteurs de Pétersbourg ou de Moscou.

Le plus souvent la censure étrangère réserve ses sévérités pour les langues parlées dans l’intérieur de l’empire, pour le polonais et le malo-russe surtout. Le polonais, bien que dans le royaume de Pologne même aujourd’hui proscrit des tribunaux et des écoles, a sous les ciseaux de la censure russe retrouvé une sève nouvelle ; la serpe de l’émondeur n’en a pas arrêté la riche végétation. A aucune époque, Varsovie n’a autant imprimé de livres et de journaux polonais ; mais journaux et livres sont pour la plupart exclusivement scientifiques ou littéraires, et la censure fait bonne garde contre les productions vénéneuses et les semences suspectes de la Galicie ou de la Posnanie. Le malo-russe ou petit-russien, bien qu’il soit le seul dialecte compris de douze ou quinze millions de sujets du tsar, est moins heureux que le polonais. Préoccupée du réveil de cet idiome populaire et des aspirations fédéralistes de quelques ukrainophiles, l’administration pétersbourgeoise cherche à maintenir cet harmonieux provençal russe à l’état de patois, sans culture ni littérature. Une ordonnance de 1876 a soumis à l’examen de la direction supérieure de la presse toutes les publications et traductions petites-russiennes. En dehors des almanachs ou des livres d’église, bien peu d’ouvrages dans le parler du Dnieper trouvent grâce auprès des censeurs. Les écrivains qui veulent écrire librement dans le dialecte de l’Ukraine sont obligés de se faire imprimer en Galicie ; je ne crois pas qu’en Russie il existe un seul journal malo-russe, tandis que l’Autriche en possède plusieurs[1].

La presse provinciale en langue nationale n’est pas beaucoup plus heureuse. La loi de 1865, qui avait un caractère manifestement provisoire, a laissé toutes les provinces sous la censure préventive. Tandis que, pour l’administration et la justice, le gouvernement a étendu peu à peu à l’intérieur de l’empire des institutions souvent essayées d’abord dans les capitales, il est resté en route pour la presse et n’a point achevé son œuvre. Le sort des journaux de province n’est point meilleur que sous Nicolas, à quelques égards même il est pire. Sous Nicolas, quand la censure dépendait du

  1. Il est enjoint aux censeurs de surveiller, dans les écrits malo-russes, non-seulement les idées et l’expression, mais la langue et l’orthographe. On doit exiger qu’au lieu d’être conforme à la prononciation ou aux habitudes locales, cette dernière soit autant que possible conforme à l’orthographe russe ordinaire.