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Lorsqu’en 1865, le gouvernement voulut régler l’état légal de la presse, il se garda d’aller aussi loin. Au lieu d’en remettre le sort au jury ou aux tribunaux ordinaires, il la maintint résolument sous la tutelle administrative. Il lui laissa des franchises sans lui reconnaître des droits. La censure ne fut pas supprimée, on se contenta d’en limiter le champ, et si la presse eut moins à souffrir de l’arbitraire, on lui refusa les garanties de la loi et de la justice.

Au sortir de la censure de Nicolas, il était facile au pouvoir de paraître libéral, tout en gardant dans ses mains le sort des livres et des journaux. Rien en Europe n’égalait les sévérités des règlemens en vigueur depuis 1828, rien, si ce n’est l’index romain avant la révolution italienne, car en Russie l’autocratie laïque n’a jamais eu pour la pensée et la science les mêmes rigueurs que pour la politique[1]. Tout journal, toute brochure, tout livre national ou étranger, ancien ou moderne, était soumis à la censure préventive. La censure simple semblait insuffisante : en 1848 avait été institué un comité supérieur avec mission de censurer les censeurs. A côté de la censure ordinaire, l’empereur Nicolas en avait érigé de spéciales, chargées de surveiller telle ou telle branche de l’activité humaine. Telle était la censure ecclésiastique, qui subsiste encore aujourd’hui et qui, naturellement conférée aux évêques et aux hommes d’église, étend sa juridiction sur tous les ouvrages intéressant la religion et le clergé. Pour perfectionner le contrôle de la pensée, pour que rien de dangereux ou de désagréable ne pût échapper à cette police des idées, on avait appliqué à ce service le système de la division du travail et de la spécialisation des organes. Chaque administration était investie du droit de contrôler tout imprimé la concernant. Au ministère de la guerre revenait tout ce qui touchait à l’armée, au ministère des finances tout ce qui regardait la fortune de l’état. Il n’était pas jusqu’à la direction des haras qui n’eût obtenu le même privilège et qui ne fût en possession de juger des écrits de son ressort. Quand vint l’ère des chemins de fer, la direction de la grande ligne de Saint-Pétersbourg à Moscou, inquiète des trop justes doléances du public, réclama le droit d’examen préalable sur toutes les publications touchant à l’administration des lignes qu’elle exploitait pour l’état[2].

Le même système de protection avait été appliqué jusqu’aux

  1. A Rome et à Pétersbourg, la censure se rencontrait souvent dans les mêmes petitesses bizarres. C’est ainsi que dans la capitale russe, comme dans la ville des papes, des opéras tels que Guillaume Tell ou les Huguenots n’étaient admis sur la scène que défigurés et travestis. Voyez à cet égard notre étude sur la souveraineté pontificale dans le livre intitulé : un Empereur, un Roi, un Pape. Paris, 1879.
  2. Voyez Schnitzler, t, III, et die Petersburger Gesellchaft von einem Russen.