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individuelle de leur rédaction ? Ce serait là une erreur, la presse n’en réfléchit pas moins les divers penchans de la société, les divers courans qui la traversent et se la disputent. S’il n’y a point de partis au sens politique du mot, il y a des opinions que la presse personnifie et alimente. Il y a comme partout des conservateurs et des libéraux, des aristocrates ou des démocrates, mais toutes ces dénominations n’y ont ni la même exactitude, ni la même rigueur, qu’en d’autres pays. Pour employer la métaphore habituelle, les feuilles russes ont une couleur moins tranchée, moins vive, moins franche et moins fixe que chez nous. Elles ne se distinguent souvent les unes des autres que par des nuances légères, parfois ondoyantes et fugitives, et plus d’une se plaît aux teintes tendres, aux tons changeans et faux à la mode en ce moment chez nous. En cela, du reste, les journaux russes seraient encore l’organe de la société, qui montre plutôt des penchans et des tendances que des convictions arrêtées, et qui, dans toutes ses impressions ou ses velléités, demeure singulièrement mobile, accessible à tous les engouemens et à tous les découragemens.

Le ton de la presse russe varie naturellement beaucoup selon les feuilles et les écrivains, et aussi selon les époques et la plus ou moins grande tolérance du pouvoir. Les rigueurs dont elle a longtemps été l’objet lui ont donné des qualités de souplesse, de mesure, de tact, qu’elle retrouve chaque fois que l’y contraignent les défiances du gouvernement. Aucun pays n’a poussé plus loin l’art ingénieux des allusions qui laissent deviner ce qu’on ne dit pas, des insinuations qui font soupçonner ce qu’on a l’air de mettre en doute, des sous-entendus qui donnent plus de force et de piquant à la pensée. Cet art de déjouer la surveillance des argus officiels en enveloppant ses idées d’un voile transparent pour le lecteur et irréprochable pour la censure, ce talent de tout faire entendre sans avoir l’air de rien dire, que la presse française a dû jadis pratiquer sous le second empire et où excellaient les Prévost-Paradol et les Forcade, a été porté à un haut degré dans un pays où la presse a si longtemps été obligée de ne pas laisser à la malveillance une phrase à reprendre, un trait à relever. L’empereur Nicolas avait à cet égard admirablement dressé les écrivains russes. Affinée et aiguisée par la main des censeurs, la plume avait une pointe assez perçante pour passer à travers toutes les mailles de la censure. Le lecteur, habitué à comprendre à demi-mot, venait par sa perspicacité au secours de l’habileté de l’écrivain.

Sous le poids des chaînes en apparence les plus lourdes, la pensée obligée de se faire petite et humble trouve des ressources que ne soupçonne pas le journaliste accoutumé à se mouvoir en liberté. La critique apprend à se déguiser sous le masque de l’éloge ; en