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flatter là-dessus, elle ne réussira jamais. Si quelque chose aurait pu le décider, c’auroit été assurément la conduite que vous avés tenue, car on ne peut avoir plus de finesse, de dextérité. Il semble que vous ayés été inspiré sur le caractère de cet homme, et vous pensés à moi au moment même où vous êtes absorbé par la douleur… Non, je ne l’oublierai jamais. Malgré cela, mon cher ami, Necker est trop soumis à l’empire du public pour obéir à une seule voix. C’est pour lui un gouvernement démocratique où le grand nombre décide, et c’est ainsi qu’il sera malheureux toute sa vie. Il faut avouer que vos Genevois sont bien injustes, et je n’ai jamais cru que le plus grand effort de vertu dont je fusse capable dût être regardé comme avilissant. Je parle de ces leçons ; personne ne sait tout ce qu’elles ont coûté à ma fierté. Mais qu’importe, si j’ai l’approbation de mon cœur et la vôtre ?


Ce qui, dans cette nouvelle et brillante perspective, paraissait surtout séduire Suzanne Curchod, c’était la possibilité d’un rapprochement avec ses chers amis de Genève.


Voici mon plan, écrivait-elle encore quelques jours après à Moultou. Je suivrai exactement celui que vous m’avés indiqué ; mais sans un miracle je désespère du succès. S’il avoit lieu cependant, je n’aurois pas de repos que je ne vous eusse attiré ici. Il faut vous l’avouer : Je ne passerai jamais mes jours loin de Gothon (Mlle Cayla, belle-sœur de Moultou), je suis trop faible pour cela, et si elle ne vient pas me joindre, je ne négligerai rien pour me rapprocher d’elle ; c’est un de mes plus chers souhaits. Mais si notre brillante chimère s’évanouit, j’épouse Correvon (c’est le nom de l’avocat d’Yverdon) l’été prochain. Il ne cesse de me persécuter, et tous mes parents avec lui. Il me permettra de passer deux mois chez vous toutes les années, et ma vie aura ainsi quelques adoucissements… Gardés-moi le secret sur tout ce que contient cette lettre, mais montrés-la à ma Gothon ; j’attendrai de lui écrire après l’arrivée de Necker, afin qu’elle puisse vous instruire du résultat de l’entrevue.


M. Necker revint en effet de Genève, et Suzanne Curchod put s’apercevoir qu’elle lui avait fait injure en présumant qu’il pût, comme dans un gouvernement démocratique, soumettre son propre jugement à l’influence du plus grand nombre. Assez peu de temps après son retour, elle reçut en effet de lui une lettre par laquelle il lui demandait une entrevue particulière, en lui laissant sans doute deviner de quel objet il comptait l’entretenir. Je n’ai pas retrouvé l’original de cette lettre, mais seulement celui de la réponse, écrite d’une main un peu tremblante, et qui se termine ainsi : « Si votre bonheur, monsieur, dépend de mes sentimens, je crains bien que vous n’ayez été heureux avant de le désirer[1]. »

  1. Dans une petite nouvelle intitulée : les Suites d’une seule faute, qu’il écrivit à la sollicitation de Mme de Staël, M. Necker a mis cette même phrase dans la bouche de l’héroïne.