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faire une œuvre tellement personnelle, que cette œuvre semble dépendre uniquement de lui et de sa volonté.

Celui qui est devenu le tout-puissant chancelier d’Allemagne dans les quelques années que décrit l’auteur des Coulisses de la diplomatie, M. de Bismarck, il ne s’en cache guère, a sa manière de gouverner. Il est avant tout l’homme de ses combinaisons et des circonstances, ne reconnaissant ni règles de politique générale, ni engagemens, n’acceptant que les amitiés utiles, se servant de tout et de tous selon le besoin du moment, dans les affaires intérieures comme dans les affaires extérieures. Absolutiste et féodal d’origine et d’instinct, révolutionnaire par intérêt, par sa diplomatie, parlementaire d’occasion, il passe des conservateurs aux libéraux ou des libéraux aux conservateurs. Il a fait la guerre du Culturkampf contre les catholiques, il est peut-être en train de se réconcilier avec le Vatican, pour se servir bientôt encore une fois des nationaux-libéraux, jouant tour à tour avec les hommes et les partis, rudoyant ou caressant les uns et les autres sans se lier à eux. Il fait absolument de même dans ses combinaisons extérieures. Il y a quelques années, il était tout entier à l’alliance russe, qui venait de lui être profitable, qui lui était encore utile. Il mettait une sorte d’ostentation à placer ses conquêtes récentes à l’abri de ce qu’il appelait l’alliance des trois empereurs. C’était pour le moment la sauvegarde de l’Europe ! Qu’est-elle devenue cette alliance ? Elle n’a pas résisté à la guerre d’Orient qui en a été la première conséquence et où le génie du chancelier de Berlin s’est plu à chercher des combinaisons nouvelles. Elle paraît s’être évanouie dans les derniers conciliabules de Vienne. Maintenant la Russie est exclue, reléguée au nord dans son isolement et presque menacée. Il s’agit de former au centre de l’Europe la grande alliance austro-allemande, de pousser l’Autriche en Orient contre la Russie. La récente campagne de M. de Bismarck à Vienne ressemble étrangement à ce que faisait Napoléon entre 1807 et 1809 lorsqu’il proposait à M. de Metternich, — on le verra par les Mémoires de l’ancien ministre, — une partie des dépouilles de l’empire ottoman, les provinces mêmes que l’Autriche occupe aujourd’hui, comme gage d’alliance. C’est toujours la politique de la conquête et de la force. Le chancelier allemand a réussi jusqu’à ce moment sans doute : est-il bien certain de pouvoir soutenir jusqu’au bout ces prodigieuses gageures ? Il est impossible de ne pas voir dans ces agitations incessantes de diplomatie la tension d’une volonté ombrageuse et inquiète redoutant des rapprochemens naturels, s’efforçant de créer des embarras aux autres et de multiplier à la hâte les défenses autour d’une œuvre violente.

Qu’en sera-t-il particulièrement de cette dernière tentative de M. de Bismarck pour enchaîner l’Autriche à sa politique ? C’est d’abord assurément l’affaire de l’Autriche, qui n’est peut-être pas aussi disposée qu’on croit à livrer sa liberté, l’indépendance de sa position traditionnelle