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il parla depuis huit heures du matin jusqu’à midi, raconta les souffrances de sa captivité, attaquant à mots couverts le roi et le régent ; « on avoit disné par toute la ville qu’on l’entendoit encore preschant sur son eschafaud. » Une autrefois, le 11 janvier suivant, le jour même où le régent haranguait le peuple dans les halles de Paris, Charles de Navarre fit à Rouen l’oraison funèbre des « martyrs » de son parti, c’est-à-dire de ses anciens complices abandonnés par lui et décapités par l’ordre du roi. Il parlait du haut d’une fenêtre de l’abbaye de Saint-Ouen, et la foule couvrait la place devant l’abbaye. Son discours, suivant l’usage, développait un texte emprunté aux livres saints : « Innocentes et recti adheserunt mihi : Les purs se sont dévoués à ma cause. » Qu’on ne s’étonne pas trop de ces formes religieuses et des habitudes scolastiques transportées dans une éloquence aussi profane que celle-là. Il n’existe, au moyen âge, qu’une grande école de parole publique : c’est la chaire ; il n’y a pas d’autre modèle de discours que le sermon ; parler devant un auditoire, quel qu’il soit, déclamer devant une foule sur n’importe quel sujet, c’est « prescher, » et l’on dit d’un général haranguant son armée sur le champ de bataille qu’il « sermonne » ses soldats.

Le temps était venu pour Charles de Navarre d’achever son dessein et de toucher le faîte où aspirait son ambition. Présenté au peuple de Paris par Charles Toussac, il fut proclamé capitaine général du royaume à l’Hôtel de Ville : ce titre le plaçait sur le premier degré du trône de France. « Beaux seigneurs, dit-il à ses électeurs populaires, je fais serment de vous gouverner bien et loyalement, et de vivre et morir avec vous, contre tous, sans aucun excepter. Ce royaume est moult malade, et y est la maladie moult enracinée, et, pour ce, ne peut-il estre sitost gary : si, ne vous vueillez pas émouvoir contre moy si je ne apaise sitost les besognes, car il y faut trait et labour. » A peine avait-il étendu sa main sur la couronne qu’un coup de force, parti des rangs de la bourgeoisie parisienne, renversait le gouvernement de Marcel et rétablissait pour vingt ans le régime du silence. Mais tel était encore l’ascendant de la parole au moment où il prenait fin que ceux-là même qui le détruisaient s’en servirent pour se justifier. Maillart, après le meurtre de Marcel, convoqua une assemblée aux halles, et, monté sur un échafaud, dit pourquoi on avait tué le prévôt des marchands ; le régent, rentrant à Paris au mois d’août 1358, s’arrêta près de la croix qui s’élevait au milieu de la place de Grève : là, dominant la foule et réclamant le silence, il accusa de félonie ceux qui venaient de succomber. Le peuple, « l’espée nue au poing » et tout fumant du sang de ses anciens chefs dont les cadavres