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encore vu ni denier, ni maille des subsides levés depuis deux ans par les états. Charles V, qualifié de roi « sage et éloquent » dans son épitaphe, parlait en effet avec une élégante et naturelle précision. Son langage exprimait le bon sens net, tranquille, spirituel qui était son talent et qui fut le génie sauveur de la France. « Cette belle parleure étoit si bien ordonnée, dit Christine de Pisan, et avoit si bel arrangement, sans aucune superfluité, qu’un rhétoricien quelconque en langue françoyse n’y sceust rien amender. » Aussi fut-il applaudi des Parisiens, tout prince qu’il était, et l’opinion lui revint ce jour-là. Effrayés de se voir battus par leurs propres armes sur un terrain dont ils se croyaient maîtres, les échevins convoquèrent une assemblée dans les vingt-quatre heures à Saint-Jacques-de-l’Hôpital, église bâtie en 1327 au coin de la rue Saint Denis et de la rue Mauconseil, près du rempart, au lieu appelé la Porte-aux-Peintres. Le régent s’y rendit avec son chancelier, qui prit la parole ; mais la réplique de Toussac fut si véhémente, il parla de Marcel avec une telle chaleur de conviction que le populaire acclama les hommes de l’Hôtel de Ville et tourna le dos, cette fois encore, aux royalistes. Si beaux parleurs que soient les princes, il est bien rare que l’éloquence toute seule les tire d’affaire en temps de révolution.

Sur la rive gauche, à la même époque, un autre harangueur, un maître fourbe d’une désinvolture tout à fait moderne, poursuivait sa campagne oratoire et s’avançait, lui aussi, par cette voie de rapides succès, dans la faveur publique : nous avons suffisamment désigné Charles le Mauvais, démagogue de sang royal, flagorneur de la rue, mendiant de popularité, remuant les bas-fonds pour y guetter l’occasion de voler une couronne. « Sire larronciaux, lui disait d’un ton de valet insolent l’un de ses affidés, le fameux Robert Le Coq, encores te aideray-je à mettre ceste couronne en ta teste comme roy de France. » Par un de ces caprices de la nature dont on ne connaît que trop d’exemples, la perversité d’une âme scélérate se doublait chez lui d’un merveilleux talent de parole. Petit, mais plein d’esprit et de feu, d’un œil vif, d’un abord familier, il possédait en perfection l’art de séduire. Dix-huit mois plus tard, lorsque le régent victorieux vengea par de sanglantes représailles ses longues humiliations, les bourgeois de Paris qu’on menait au supplice s’écriaient : « O roi de Navarre, c’est vous qui nous avez perdus ! Heureux si jamais nous n’avions vu votre regard ni entendu vos discours ! « Il allait de ville en ville, pérorant à Paris, à Rouen, à Amiens, faisait ouvrir partout les prisons, et colportait dans le peu qui restait du royaume ses motions insurrectionnelles et sa candidature. Un jour, à Paris, le 4 décembre 1356, monté sur une estrade adossée aux murs de Saint-Germain-des-Prés, devant dix mille personnes qui remplissaient le val des écoliers,