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Tandis qu’elles se poursuivaient entre Londres et Paris, le corps expéditionnaire avait pris la mer le 25 mai. La rade de Toulon offrit ce jour-là un spectacle admirable : ces centaines de navires, les uniformes, l’éclat des armes, les clameurs enthousiastes de la population groupée sur le port, le mouvement d’une armée qui s’ébranle et le ciel méridional sur une mer vermeille : tel fut le magique décor que les habitans de Toulon purent contempler. Le duc d’Angoulême venu de Paris pour passer les troupes en revue, assistait à ce départ. Autour de lui, la foule excitée faisait entendre des cris sympathiques dont à Paris ses oreilles étaient depuis longtemps déshabituées ; il eut alors une réflexion d’une mélancolie touchante et qui prouve de quelles angoisses son âme était obsédée : « Hélas ! soupira-t-il, je doute fort que parmi ceux qui crient ainsi, il y ait beaucoup d’électeurs. »

Cependant, la flotte s’éloignait dans un ordre majestueux que M. Camille Rousset décrit comme suit : « Au centre et sur deux lignes parallèles, l’escadre de débarquement et l’escadre de bataille, la Provence en tête ; à quatre milles sur la droite, l’escadre de réserve ; à quatre milles sur la gauche, le convoi ; à l’avant-garde, sept petits bateaux à vapeur ; c’était tout ce que la marine de l’avenir avait pu joindre à la marine du passé. » Cette flotte imposante emportait non-seulement quelques-unes des gloires militaires du passé, des survivans des guerres de l’empire, tels que les généraux Berthezène, de Loverdo, Poret du Morvan, mais encore l’espoir de l’avenir, ces brillans officiers qui devaient illustrer plus tard leur nom au service de la patrie : Pélissier, Changarnier, Lamoricière, Mac-Mahon, Chabaud-Latour, d’autres encore ; elle emportait les jeunes héritiers des plus grandes familles de France et enfin des attachés militaires de presque toutes les nations. Sauf de rares incidens, la traversée fut heureuse, attristée cependant par la nouvelle que reçut en mer le commandant en chef de la perte de deux bricks appartenant à la station du blocus, le Silène et l’Aventure. Ces deux bricks commandés par MM. Bruat et d’Assigny avaient été jetés à la côte, sous le cap Bengut, aux environs de Dellys. Les deux cents hommes qui formaient les équipages étaient tombés aux mains des Kabyles, qui les avaient divisés en deux groupes, dont l’un, le plus nombreux, fut massacré. Quand le commandant Bruat, qui faisait partie du second, arriva dans Alger, il eut la douleur de voir sur la Casbah cent dix têtes exposées : c’étaient celles de ses infortunés marins. Avec quatre-vingt-cinq d’entre eux qui survivaient encore à ce tragique événement, il fut enfermé au bagne, « attendant de l’armée française leur délivrance si elle arrivait assez tôt, sinon leur vengeance. » Elle était impatiente de les délivrer.