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adversaires de cet homme d’état, qui désormais n’y disposera plus de la majorité ; c’était dire clairement aussi que la théologie raisonnable commençait à peser à tout le monde, qu’on était excédé de discussions dogmatiques, dégoûté des moyens de contrainte, de la manière forte et désireux de rétablir la paix religieuse. Les électeurs genevois ont renommé M. Carteret, mais ils lui ont donné un conseil judiciaire, et les conseils judiciaires sont très gênans pour les hommes d’état comme pour les fils de famille.

A vrai dire, ce n’est pas une solution ; on a repoussé la seule qui fût efficace. Les griefs subsisteront. Les ultramontains continueront de protester contre un partage inique dont ils sont les victimes ; les orthodoxes protestans prendront difficilement leur parti d’habiter une maison banale qui leur déplaît ; protestans et catholiques se plaindront que l’église est gouvernée par ceux qui n’y vont pas. Personne ne sera content, pas même M. Carteret, qui aura souvent maille à partir avec son conseil judiciaire. Rapportera-t-on les lois votées ? C’est peu probable, les démocraties n’aimant pas plus que les gouvernemens autoritaires à se démentir du jour au lendemain. Le nouveau conseil d’état sera seulement tenu de les appliquer dans un esprit de douceur, de remédier aux grandes injustices par de petites complaisances, de rétablir la paix par des moyens d’administration qui ont leur prix. Mais il peut survenir tel incident qui donnera gain de cause aux séparatistes et les encouragera à recommencer leur campagne.

La prudence des législateurs genevois n’en est pas moins un exemple à recommander. Ils ont senti que l’affaire n’était pas mûre, ils n’ont pas voulu brusquer la fortune ni faire violence à l’opinion. On a comparé certains radicaux doctrinaires, impatiens d’imposer aux peuples des réformes prématurées, au postillon d’un équipage embourbé, qui croit prouver son génie et tout sauver en coupant les traits du cheval de flèche ; ce maître homme part au galop, sans s’apercevoir que la voiture ne le suit pas. Un petit pays où l’on ne craint pas les nouveautés, et qui était payé pour désirer la séparation de l’église et de l’état, a reculé devant un remède qu’il jugeait trop violent. Pense-t-on qu’on aurait plus facilement raison des résistances d’un grand pays où les traditions sont plus fortes, les habitudes plus tenaces et les expériences plus dangereuses ? Les radicaux doctrinaires feront bien de réfléchir sur ce qui s’est passé à Genève. S’il ne tenait qu’au conseil municipal de Paris, qui aspire à gouverner la France, le budget des cultes serait supprimé dès demain ; mais si le gouvernement français se laissait faire la loi par le conseil municipal, il pourrait arriver que la France ne se laissât pas gouverner longtemps par son gouvernement. Le cheval de flèche, qui aime à ruer, aura beau hennir, se cabrer et prendre le mors aux dents, l’équipage ne le suivra pas.


G. VALBERT.