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palissade de bois sec. Tout le troupeau alla donc chez Manfane et Tanfane, et le pauvre Zufilo n’eut qu’une vache toute maigre, maigre, qui montrait toutes ses côtes. Il consulta sa femme, qui fut de son avis (chose rare), et, d’accord avec elle, tua la bête, fit sécher le cuir au soleil, le mit sur son épaule, courut à la ville et cria dans les rues : — Qui veut acheter une belle peau ? je la vends un sou le poil. — On le crut fou, le soir tomba, les boutiques se fermèrent. — Rentrons chez nous, dit Zufilo. — L’homme et la femme sortirent de la ville et marchèrent longtemps ; quand ils furent fatigués, ils montèrent sur un chêne ; passe une bande de brigands qui s’assirent sous l’arbre, allumèrent des torches, ouvrirent un gros sac d’écus et se mirent à jouer. Ici l’honnêteté nous oblige à passer quelques détails. Les brigands crurent qu’il pleuvait ; mais autre chose tomba sur eux du haut du chêne : ce fut le cuir de la vache qui, étant tout sec, fit dans les feuilles et dans les branches un bruit d’enfer. « Le diable ! le diable ! » crièrent les malandrins, et ils se sauvèrent à toutes jambes en laissant derrière eux les piastres, que Zufilo et sa femme se hâtèrent de ramasser. Ils rentrèrent chez eux extra-riches. — Où avez-vous gagné tout ça ? dirent les frères. — Nous avons vendu la peau de la vache à un sou le poil. — Aussitôt Manfane et Tanfane abattent leurs deux plus grosses bêtes et courent à la ville, où ils crient de toutes leurs forces : — Belles peaux à vendre à deux sous le poil ! qui en veut ? — La foule s’amasse et leur rit au nez ; ils sont chassés à coups de pieds et à coups de triques. Manfane et Tanfane se dirent alors l’un à l’autre : — Cet idiot nous a joués ; il doit le payer. — Tuons-le, conseilla Manfane ; mais Tanfane dit : — Bah ! c’est notre frère, le péché serait trop gros ; cousons-le plutôt dans un sac, nous le laisserons au bord de la mer, et les poissons ou l’eau l’emporteront. — Ainsi fut fait. Zufilo geignait dans son sac. Survint un berger qui rentrait ses moutons en jouant de la flûte : — Que fais-tu là dedans, qui es-tu ? demanda le berger. — Zufilo répondit : — Je n’ai pas voulu épouser la fille du roi, et on m’a mis dans ce sac au bord de la mer jusqu’à ce que j’aie dit : Je la veux bien ; mais je ne la veux pas. — Quel bœuf ! (che bue !) dit le berger ; si on me la donnait à moi, je la prendrais tout de suite. — Oui-da, reprit Zufilo, voici ce que tu as à faire : ouvre mon sac et mets-toi à ma place, demain on viendra voir si tu as changé d’avis, cette bonne fortune te reviendra ; je ne te l’envie guère. — D’accord, dit le berger. — Zufilo le mit dedans, prit la fuite et partit avec les moutons. Le berger, dans le sac, attendit les ambassadeurs du roi ; il les attend encore. En apprenant ce nouveau tour, Manfane et Tanfane devinrent si furieux qu’ils s’entre-tuèrent. Zufilo resta maître de tous leurs biens et vécut longtemps en paix.